La Guerre et la Paix - Tome III
genre, et cependant on les a désapprouvées, à cause même de cette perfection et de leur minutie.
Napoléon à Borodino avait joué son rôle de représentant du pouvoir aussi bien et même mieux que dans ses autres batailles. Il s’en était tenu aux mesures les plus sages. Aucune confusion, aucune contradiction ne peut lui être imputée ; il n’a pas perdu la tête, il n’a pas fui du champ de bataille, et son tact et sa grande expérience contribuèrent au contraire à lui faire remplir, avec calme et dignité, le personnage de chef suprême, qui semblait lui être attribué dans cette sanglante tragédie.
XI
Napoléon revint pensif de sa tournée d’inspection, en se disant : « Les pièces sont sur l’échiquier, à demain le jeu ! » S’étant fait donner un verre de punch, il manda de Beausset pour lui parler des changements à introduire dans la maison de l’Impératrice, et étonna le préfet par la façon dont les moindres détails des choses de la cour étaient présents à sa mémoire.
S’intéressant à des niaiseries, il plaisantait Beausset sur son amour des voyages, et causait avec insouciance, comme aurait pu le faire un grand opérateur qui retrousse tranquillement ses manches et met son tablier, pendant qu’on attache le patient sur son lit de souffrance : « L’affaire est à moi, semblait-il se dire, et j’en tiens tous les fils entre mes mains : quand il faudra agir, je m’en tirerai mieux que personne… Quant à présent, je puis plaisanter : plus je plaisante, plus je suis calme, plus vous devez être rassurés et confiants, et plus vous devez être étonnés de mon génie ! »
Après un second verre de punch, il alla prendre quelques instants de repos ; il était trop préoccupé de la journée du lendemain pour pouvoir dormir, et, quoique l’humidité du soir eût augmenté son rhume, il passa, en se mouchant bruyamment, à trois heures du matin, dans la partie de la tente qui formait son salon, et demanda si les Russes étaient toujours là. On lui répondit que les feux ennemis apparaissaient toujours sur les mêmes points. L’aide de camp de service entra.
« Eh bien, Rapp, croyez-vous que nous ferons de la bonne besogne aujourd’hui ?
– Sans aucun doute, Sire… »
L’Empereur le regarda.
« Rappelez-vous, Sire, ce que vous m’avez fait l’honneur de me dire à Smolensk : « Le vin est tiré, il faut le boire ! »
Napoléon fronça le sourcil et garda longtemps le silence.
« Cette pauvre armée, dit-il tout à coup, elle est bien diminuée depuis Smolensk. La fortune est une franche courtisane, Rapp, je le disais toujours et je commence à l’éprouver ; mais la garde, la garde est intacte ? demanda-t-il.
– Oui, Sire. »
Napoléon glissa une pastille dans sa bouche, et regarda à sa montre ; il n’avait pas envie de dormir, il y avait loin jusqu’au matin, et pour tuer le temps, il n’y avait plus d’ordres à donner. Tout était prêt.
« A-t-on distribué les biscuits aux régiments de la garde ? demanda-t-il sévèrement.
– Oui, Sire.
– Et le riz ? »
Rapp répondit qu’il avait pris lui-même les mesures nécessaires à cet effet, mais Napoléon secoua la tête d’un air mécontent : il semblait douter que ce dernier ordre eût été exécuté. Un valet de chambre apporta du punch, Napoléon en fit donner un verre à son aide de camp ; tout en le dégustant à petites gorgées :
« Je n’ai ni goût ni odorat, dit-il ; ce rhume est insupportable, et l’on me vante la médecine et les médecins, lorsqu’ils ne peuvent pas même me guérir d’un rhume !… Corvisart m’a donné ces pastilles, et elles ne me font aucun bien ! Ils ne savent rien traiter et ne le sauront jamais… Notre corps est une machine à vivre. Il est organisé pour cela, c’est sa nature ; laissez-y la vie à son aise, qu’elle s’y défende elle-même : elle fera plus que si vous la paralysez en l’encombrant de remèdes. Notre corps est comme une montre parfaite, qui doit aller un certain temps : l’horloger n’a pas la faculté de l’ouvrir ; il ne peut la manier qu’à tâtons et les yeux bandés… Notre corps est une machine à vivre, voilà tout ! » Une fois entré dans la voie des définitions qu’il aimait tant, il en émit tout à coup une autre {2} : « Savez-vous ce que c’est que l’art militaire ? C’est le talent, à un moment donné, d’être plus fort que son
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