La Guerre et la Paix - Tome III
cherchait à ne pas gêner les soldats, qui chargeaient et repoussaient les canons, et à ne pas se trouver sur le chemin de ceux qui allaient et venaient, apportant les gargousses. Par contraste avec le sentiment de malaise que ressentaient les soldats d’infanterie chargés de protéger cette redoute, les artilleurs éprouvaient plutôt, sur ce lopin de terrain abrité et séparé par des fossés du reste du champ de bataille, comme un sentiment de solidarité fraternelle, et l’apparition d’un pékin, dans la personne de Pierre, leur causa une impression désagréable. Ils le regardaient de travers, et semblaient même presque effrayés à sa vue ; un officier d’artillerie, de haute taille, s’approcha de lui, et le regarda curieusement, tandis qu’un tout jeune lieutenant, presque un enfant, aux joues fraîches et rebondies, chargé de la surveillance de deux pièces, se retourna de son côté, et lui dit sévèrement :
« Veuillez vous retirer, monsieur, on ne peut pas rester ici. »
Les artilleurs continuaient à hocher la tête d’un air mécontent, mais, lorsqu’ils se furent bien convaincus que cet homme en chapeau blanc ne les gênait en rien, qu’il restait tranquillement assis à les regarder ou se promenait dans la batterie, en s’exposant au feu avec autant de calme que s’il se promenait sur un boulevard, qu’il se rangeait poliment, à leur passage, avec un sourire timide, leur mécontentement se changea en une sympathie gaie et affectueuse, semblable à celle des soldats pour les chiens, les coqs et les autres animaux qui vivent d’habitude avec eux. Ils l’adoptèrent en pensée, et lui donnèrent même, en plaisantant entre eux sur son compte, le sobriquet de « Notre Bârine {3} ». Un boulet vint tomber à deux pas de Pierre, qui, secouant la terre dont il avait été saupoudré, sourit en regardant autour de lui.
« Vous n’avez donc vraiment pas peur, Bârine ? » lui dit un soldat à la forte carrure et au visage enluminé, en montrant ses dents blanches.
– As-tu donc peur, toi ? répondit Pierre.
– Eh mais, dit le soldat, il ne vous fera pas grâce… s’il vous jette à terre, il fera voler en l’air vos entrailles… Comment ne pas avoir peur ? » ajouta-t-il en riant.
Quelques-uns de ses camarades s’étaient arrêtés à côté de Pierre ; avec leurs physionomies joyeusement amicales, ils semblaient étonnés et charmés de l’entendre parler comme tout le monde.
« C’est notre métier, Bârine !… Quant à vous, c’est autre chose, et c’est bien étonnant que…
– À vos pièces ! » cria le jeune lieutenant, qui évidemment remplissait ses fonctions pour la première ou la seconde fois de sa vie, tant il y mettait de ponctualité exagérée envers les soldats et son chef.
Le grondement incessant du canon et de la fusillade augmentait sur tout le champ de bataille, à gauche surtout, où étaient les ouvrages avancés de Bagration ; mais la fumée empêchait Pierre, dont l’attention était absorbée par ce qui se passait autour de lui, de se rendre compte de l’action. Sa première impression de satisfaction involontaire avait fait place à un sentiment de tout autre genre, provoqué par la vue du pauvre petit soldat couché dans la prairie. Il était à peine dix heures du matin : on avait emporté de la batterie une vingtaine d’hommes, deux pièces avaient été démontées ! les projectiles arrivaient en nombre plus considérable, et les balles perdues tombaient en sifflant et en bourdonnant. Les artilleurs avaient l’air de ne pas s’en apercevoir : on n’entendait que plaisanteries et gais propos.
« Eh ! la belle ! criait un soldat à une grenade qui passait en l’air comme une flèche : pas ici ! vers l’infanterie !
– À l’infanterie ! ajoutait un autre en riant à la vue du projectile qui éclatait au milieu des soldats.
– Dis donc, est-ce une connaissance ? » criait un troisième à un paysan qui se baissait devant un boulet.
Quelques soldats se groupèrent près du rempart, pour regarder quelque chose dans le lointain.
« Vois-tu, on a retiré les avant-postes, on s’est replié, dit l’un.
– Fais attention à tes propres affaires, lui cria un vieux sous-officier ; s’ils se sont retirés, c’est qu’ils ont affaire plus loin, » et, saisissant l’un d’eux par l’épaule, il le poussa du genou.
Ils éclatèrent de rire.
« N° 5, en avant ! criait-on d’un autre
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