La Guerre et la Paix - Tome III
la question de leur couverture en or. Il suffit de ne pas demander comment la volonté des héros peut produire les événements pour que les histoires des Thiers soient intéressantes, instructives et même colorées de poésie. Mais on en vient vite à mettre en doute la valeur réelle du billet de banque si l’on considère à quel point les facilités de sa fabrication incitent à en augmenter le nombre, ou si l’on veut le convertir en or. On doute de même de la signification réelle des histoires de ce genre lorsqu’on considère leur nombre élevé, ou bien lorsqu’on se demande en toute simplicité quelle force a agi sur Napoléon, c’est-à-dire lorsqu’on veut échanger ses billets contre l’or pur de l’exact vérité.
Les auteurs d’histoires générales et les historiens de la culture ressemblent à des gens qui, après avoir reconnu l’incommodité des billets de banque, auraient décidé de fabriquer, pour les remplacer, une monnaie sonnante avec un métal ne possédant pas la densité de l’or. Ce serait là, en effet, une monnaie sonnante , mais rien que sonnante ; car le billet de banque peut encore tromper les ignorants ; mais la monnaie sonnante sans valeur ne peut tromper personne. De même que l’or n’est vraiment de l’or que lorsqu’il peut être employé pour lui-même, et non pour le troc seul, de même les auteurs d’histoires générales ne feront vraiment de l’or que lorsqu’ils auront pu répondre à cette question essentielle de l’histoire : qu’est-ce que la puissance ? Ils font à cette question des réponses contradictoires, tandis que leurs confrères qui traitent de la culture l’écartent carrément et parlent de tout autre chose. L’emploi de jetons en place d’or ne peut être courant que parmi des gens qui veulent bien les accepter pour tels, ou encore ne savent pas la valeur de l’or. Les livres des historiens universels et des historiens de la culture jouent un rôle identique ; en ne donnant pas réponse aux questions essentielles de l’humanité, ils se servent de jetons pour leurs desseins particuliers aux universités et à la foule des lecteurs, amateurs de livres sérieux, comme ils les appellent.
IV
Après avoir renoncé à la doctrine antique de la soumission imposée par la Divinité, de la volonté du peuple à un unique élu, et de la soumission de cette volonté à la Divinité, il devient impossible à l’histoire de faire un pas sans se heurter à des contradictions si elle ne choisit pas de deux choses l’une : ou bien revenir à la croyance antérieure de l’intervention directe de la Divinité dans les affaires humaines, ou bien donner une explication précise de cette force qui produit les événements et qu’on appelle puissance.
Revenir à la première affirmation est impossible : la foi a été détruite. Aussi est-il nécessaire d’expliquer cette puissance.
Napoléon a donné l’ordre de réunir une armée et de partir en guerre. Nous nous sommes familiarisés à un tel degré avec cette manière de voir que la question de savoir pourquoi six cent mille hommes partent à la guerre sur un mot de Napoléon nous paraît absurde. Il avait le pouvoir, on a donc exécuté ses ordres.
Cette explication est entièrement satisfaisante si l’on croit que Napoléon tenait son pouvoir de la Divinité. Mais elle ne l’est plus dès que nous nous refusons à le croire, et il devient alors nécessaire de définir la nature de ce pouvoir d’un seul sur tous les autres.
Ce pouvoir ne peut être le pouvoir direct qui provient de la supériorité physique d’un être fort sur un être faible, supériorité basée sur l’emploi, ou la menace d’emploi, de la force physique : tel est le pouvoir d’un Hercule. Il ne peut être davantage basé sur la supériorité de la force morale, comme le croient, dans leur naïveté, quelques historiens qui tiennent que les acteurs de l’histoire sont des héros, c’est-à-dire des hommes doués d’une force exceptionnelle d’âme et d’intelligence, appelée génie. Ce pouvoir ne peut pas être fondé sur la supériorité de la force morale, car, sans parler des génies-héros du genre de Napoléon, dont les qualités morales sont fort différemment jugées, l’histoire nous montre que ni les Louis XIV, ni les Metternich, qui manœuvraient des millions d’hommes, ne possédaient ce qui fait proprement la force morale et qu’au contraire ils étaient pour la plupart
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