La Guerre et la Paix - Tome III
moralement plus faibles que chaque homme de ces foules qu’ils gouvernaient.
Si la source du pouvoir ne se trouve ni dans les qualités physiques ni dans les qualités morales de celui qui tient le pouvoir, elle doit se trouver de toute évidence en dehors de lui, c’est-à-dire dans ses relations avec les masses sur lesquelles il exerce son pouvoir.
C’est ainsi que l’envisage la science du droit, ce comptoir de change de l’histoire, qui promet d’échanger la compréhension historique du pouvoir contre de l’or pur.
Le pouvoir est la somme des volontés des masses, que celles-ci, par un consentement exprimé ou tacite, transfèrent sur leurs élus.
Dans le domaine de la science du droit, science faite de considérations sur la façon dont il faudrait organiser l’État et le pouvoir si on avait la possibilité de le faire, tout cela est très clair, mais cette définition du pouvoir exige des éclaircissements si on l’applique à l’histoire.
La science du droit regarde l’État et le pouvoir comme les Anciens regardaient le feu, c’est-à-dire comme une chose existant en soi. Pour l’histoire, au contraire, l’État et le pouvoir sont simplement des phénomènes, exactement comme pour la physique de notre temps, le feu est, non pas un élément, mais un phénomène.
Il ressort de cette différence fondamentale de vues entre l’histoire et la science du droit, que la science du droit peut disserter tant qu’il lui plaît sur la manière dont il faudrait organiser le pouvoir et sur la nature de ce pouvoir, considéré comme immobile hors du temps ; mais elle est dans l’impossibilité de donner une réponse aux questions qui relèvent de l’histoire, concernant la signification d’un pouvoir dont le temps fait varier les formes.
Si le pouvoir représente la somme des volontés de la masse reportée sur un gouvernant, Pougatchev est-il le représentant de la volonté des masses ? S’il ne l’est pas, pourquoi Napoléon le serait-il ? Pourquoi Napoléon III arrêté à Boulogne était-il un criminel, et pourquoi les criminels furent-ils ensuite ceux qu’il fit arrêter ?
Dans les révolutions de palais, qui sont menées par deux ou trois personnes, est-ce aussi la volonté populaire qui se reporte sur le nouvel élu ? Dans les conflits internationaux, la volonté des masses d’un peuple se reporte-t-elle sur celui qui a conquis ce peuple ? En 1808, la volonté de la Ligue du Rhin s’est-elle reportée sur Napoléon ? La volonté des masses russes s’est-elle reportée sur lui en 1809, alors que nos armées alliées à celles de la France allaient combattre l’Autriche ?
On peut répondre de trois façons à ces questions.
1° Ou bien il faut admettre que la volonté des masses se porte toujours sans condition sur celui ou sur ceux qu’elles ont choisi ; et que, par conséquent, toute intrusion d’un pouvoir nouveau, toute lutte contre le pouvoir déféré par le peuple, doit être regardée comme un attentat contre le véritable pouvoir.
2° Ou bien il faut admettre que la volonté des masses est reportée sur les dirigeants dans certaines conditions déterminées et connues ; et, dans ce cas, que toutes les limitations, les conflits, et même les destructions du pouvoir établi, proviennent du fait que les dirigeants n’ont pas observé les conditions grâce auxquelles le pouvoir leur avait été transmis.
3° Ou bien il faut admettre que la volonté des masses est reportée conditionnellement sur les dirigeants, selon des clauses inconnues, indéterminées, et que les interventions d’autres pouvoirs, leurs luttes et leurs chutes, ne proviennent que d’un plus ou d’un moins dans l’exécution, par les gouvernants, de ces conditions inconnues d’après lesquelles les volontés des masses se reportent d’un personnage sur l’autre.
Les historiens expliquent les relations des masses avec les dirigeants de cette triple façon.
Seuls les historiens qui, dans leur naïveté, ne comprennent pas le problème du pouvoir, seuls ces auteurs de biographies cités plus haut semblent reconnaître que la somme des volontés des masses est reportée sur certains personnages sans condition ; aussi, lorsqu’ils décrivent un pouvoir quelconque, en font-ils quelque chose de véritable et d’absolu, en face duquel tout pouvoir qui lui est opposé n’est pas un pouvoir, mais une atteinte contre le pouvoir, une violation.
Leur théorie convient aux périodes primitives
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