La Guerre et la Paix - Tome III
importance que la retraite de l’armée, c’est-à-dire l’abandon et l’incendie de Moscou, le comte Rostoptchine passe, bien à tort, pour en avoir été le fauteur.
Tout Russe animé aujourd’hui du même sentiment qu’éprouvaient alors nos pères, aurait pu prophétiser ces événements, que la bataille de Borodino avait rendus inévitables.
À Smolensk, aussi bien que dans toutes les villes et tous les villages de l’Empire, l’esprit était le même qu’à Moscou, quoique complètement en dehors de l’influence du comte Rostoptchine et de ses affiches. Le peuple attendait l’ennemi avec insouciance, sans s’agiter, sans commettre aucun désordre. Il l’attendait avec calme, sentant que, lorsque le moment serait venu, il saurait agir comme il le devait. Dès qu’on sut l’approche de l’ennemi, les classes les plus aisées s’éloignèrent en emportant tout ce qu’elles pouvaient, et les pauvres détruisirent et incendièrent le reste. La conviction que ce devait être, et que ce sera toujours ainsi, existait alors et existe aujourd’hui dans tout cœur russe. Cette conviction, je dirai plus, la prévision de la prise de Moscou, s’était répandue en 1812 dans toute la société de cette ville. Ceux qui la quittaient en juillet et en août, en laissant derrière eux leurs maisons et la moitié de leur fortune, le prouvaient bien, car ils agissaient sous l’influence de ce patriotisme latent qui ne consiste ni dans les phrases, ni dans le sacrifice de ses enfants pour le salut de la patrie, et autres actes contraires à la nature humaine, mais qui s’exprime simplement, sans éclat, et par cela même produit d’immenses résultats. « Il est honteux, » disaient les affiches du comte Rostoptchine, « de fuir le danger. Les lâches seuls abandonnent Moscou ! » Et cependant ils partaient malgré la qualification de poltrons qui leur était appliquée ! Ils partaient parce qu’ils savaient que cela devait être ainsi. Rostoptchine ne pouvait les avoir effrayés par le récit des horreurs commises par Napoléon dans les pays conquis. Ils savaient très bien que Berlin et Vienne étaient restés intacts, et que pendant l’occupation française, les habitants passaient gaiement leur temps avec ces vainqueurs pleins de séductions que les hommes et même les femmes en Russie portaient alors dans leur cœur ! Ils partaient parce qu’il ne pouvait être question pour les Russes de rester sous la domination des Français : bonne ou mauvaise, pour eux elle était inacceptable ! Ils partaient sans se douter de la grandeur qu’il y avait à livrer une belle et opulente capitale à l’incendie et au pillage devenus par là même inévitables, car il n’est que trop vrai que ne pas brûler et ne pas piller des foyers abandonnés est tout à fait contraire à l’esprit du peuple russe ! Ainsi donc la grande dame qui dès le mois de juin quittait Moscou avec ses nègres et ses bouffons pour se réfugier dans ses terres du gouvernement de Saratow, malgré la crainte d’être arrêtée sur l’ordre de Rostoptchine, était instinctivement résolue à ne pas devenir la sujette de Bonaparte, et, d’après nous, elle accomplissait simplement et véritablement la grande œuvre du salut de la patrie ! Le comte Rostoptchine, au contraire, qui blâmait les partants, ou renvoyait les tribunaux hors de la ville ; qui fournissait à des braillards avinés de mauvaises armes ; qui ordonnait des processions et les défendait le lendemain ; qui s’emparait de toutes les voitures de transport des particuliers ; qui annonçait son intention de brûler Moscou, sa maison, et se dédisait le quart d’heure suivant ; qui exhortait la populace à se saisir des espions et lui reprochait ensuite de les avoir saisis ; qui chassait tous les Français de la ville, et y laissait tranquillement Mme Aubers-Chalmé, le grand centre de réunion de la colonie française ; qui, sans raison aucune, envoyait en exil le vieux et respectable Klutcharew, directeur des postes ; qui rassemblait le peuple sur les Trois-Montagnes soi-disant pour se battre avec l’ennemi, et lui livrait, pour s’en débarrasser, un homme à écharper ; qui prétendait ne pas survivre au malheur de Moscou et finissait par fuir par une porte dérobée, tout en rimant un mauvais quatrain français {11} pour que personne ne doutât de sa coopération : cet homme ne comprenait pas la valeur morale de l’événement qui
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