La Guerre et la Paix - Tome III
courte prière avant le départ.
« Maman ! dit Sonia : le prince André est ici, blessé et mourant ! »
La comtesse ouvrit des yeux stupéfaits :
« Natacha ! » s’écria-t-elle.
Chez elle comme chez Sonia, cette nouvelle n’éveilla au premier moment qu’une seule pensée : connaissant toutes deux Natacha, l’émotion qu’elle ressentirait à cette révélation leur faisait oublier la sympathie qu’elles avaient toujours éprouvée pour le prince.
« Natacha ne sait rien encore… : mais c’est qu’il va nous suivre, répéta Sonia.
– Et tu dis qu’il est mourant ? »
Sonia fit un signe de tête, la comtesse la serra dans ses bras, et se mit à pleurer.
« Les voies du Seigneur sont insondables, » pensa-t-elle ; elle sentait que la main toute-puissante de la Providence manifestait son action dans tout ce qui se passait en ce moment autour d’elle.
« Eh bien, maman, tout est-il prêt ? demanda Natacha gaiement… Mais qu’avez-vous ?
– Rien, tout est prêt.
– Eh bien, allons !… » Et la comtesse baissa la tête pour cacher son émotion.
Sonia embrassa Natacha ; celle-ci la questionna du regard.
« Qu’est-ce donc ? qu’est-il arrivé ?
– Rien, rien !
– Quelque chose de mauvais pour moi ? Qu’est-ce donc ? » demanda Natacha, toujours impressionnable comme une sensitive.
Le comte, Pétia, Mme Schoss, Mavra Kouzminichna, Vassilitch entrèrent au salon, fermèrent les portes et s’assirent en silence ; au bout de quelques secondes, le comte se leva le premier, poussa un profond soupir et fit un grand signe de croix devant l’image. Tous suivirent son exemple, puis il embrassa Mavra Kouzminichna et Vassilitch, qui restaient pour garder la maison, et, pendant que ces derniers prenaient sa main au vol et le baisaient à l’épaule, il leur donnait de petites tapes d’amitié sur le dos, en les accompagnant de quelques phrases vagues et bienveillantes. La comtesse s’était retirée dans sa chambre, où Sonia la trouva à genoux devant les images, dont une partie avait été enlevée ; elle avait tenu à emporter avec elle celles qui étaient les plus précieuses comme souvenirs de famille.
À l’entrée, dans la cour, ceux qui partaient, les pantalons passés dans les tiges de leurs bottes, les habits serrés à la taille par des courroies et des ceintures, armés des poignards et des sabres distribués par Pétia, prenaient congé de ceux qui restaient. Comme toujours, au moment du départ il arriva que bien des objets furent oubliés ou mal emballés : aussi les deux heiduques restèrent-ils longtemps aux deux portières de la voiture, prêts à aider la comtesse à y monter, tandis que les femmes de chambre apportaient encore en courant des oreillers et des paquets de toute dimension.
« Elles oublient toujours quelque chose, disait la comtesse. Tu sais pourtant bien, Douniacha, que je ne puis pas être assise comme cela !»
Et Douniacha, serrant les dents sans répondre, se précipitait, d’un air fâché, pour arranger de nouveau la place de la comtesse.
« Oh ! les gens, les gens ! » disait le comte en hochant la tête.
Yéfime, le cocher de la comtesse, le seul en qui elle eût confiance, perché sur son siège élevé, ne daignait même pas se retourner pour voir ce qui se passait. Dans sa vieille expérience, il savait fort bien qu’on ne lui dirait pas de sitôt encore : « En route, à la garde de Dieu ! » et qu’après le lui avoir dit, on l’arrêterait deux fois au moins pour envoyer chercher des objets oubliés ; alors seulement la comtesse passerait la tête par la portière, en le suppliant, au nom du ciel, de conduire avec prudence aux descentes. Il savait tout cela ; aussi attendait-il avec un flegme imperturbable, et avec une patience beaucoup plus grande que celle de son attelage, car l’un des chevaux, celui de gauche, piaffait et mordillait son frein. Chacun s’assit enfin dans la large voiture, le marchepied fut relevé, la portière fermée, la cassette apportée après avoir été oubliée, et la comtesse adressa à son vieux cocher ses recommandations habituelles. Yéfime se découvrit lentement, se signa, et le postillon et tous les domestiques firent comme lui.
« À la garde de Dieu, dit Yéfime en remettant son bonnet, en avant ! »
Le postillon lança ses chevaux, le timonier de gauche appuya sur son collier, les ressorts gémirent et la lourde caisse du carrosse s’ébranla.
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