La Guerre et la Paix - Tome III
de grandes enjambées pour la rejoindre : elle prit à gauche, dépassa trois maisons, et entra par la porte cochère de la quatrième :
« C’est ici, là, tout près ! »
Traversant la cour, elle ouvrit une petite porte et, s’arrêtant sur le seuil, elle lui indiqua une maisonnette qui était toute en flammes. Une muraille s’était déjà effondrée, l’autre brûlait encore, et le feu s’élançait par toutes les ouvertures, par les fenêtres, par le toit. Pierre s’arrêta involontairement, suffoqué par la chaleur.
« Laquelle de ces maisons est la vôtre ?
– Celle-là, celle-là ! hurla l’enfant. C’est là que nous demeurions… Et tu es brûlée, notre trésor adoré, Katia, ma demoiselle bien-aimée, » recommença à crier Aniska, se croyant obligée, à la vue de l’incendie, de faire preuve de ses sentiments.
Pierre se rapprocha du brasier, mais la chaleur le repoussa, il fit quelques pas en arrière et se trouva en face d’une maison plus grande, dont le toit flambait d’un seul côté. Quelques Français s’agitaient alentour. Il ne devina pas tout d’abord ce qu’ils faisaient là ; néanmoins, apercevant l’un d’eux qui frappait un paysan du plat de son sabre pour lui arracher une pelisse de renard, il comprit qu’ils pillaient, mais cette pensée ne fit que traverser son esprit. Le craquement des murailles et des plafonds qui s’écroulaient, le sifflement des flammes, les cris de la foule, les noirs tourbillons de fumée traversés par des pluies d’étincelles et des gerbes de feu qui semblaient lécher les murs, la sensation d’asphyxie et de chaleur, la rapidité des mouvements qu’il était obligé de faire, tout provoqua chez Pierre la surexcitation que font éprouver habituellement ces désastres. L’effet fut sur lui si violent qu’il se sentit aussitôt délivré des pensées dont il était obsédé. Jeune, résolu et alerte, il fit le tour de la petite maison qui brûlait ; au moment d’y entrer, il fut arrêté par des cris suivis d’un craquement et de la chute de quelque chose de lourd qui tomba avec bruit à ses pieds. Il leva les yeux, et vit des Français qui venaient de jeter par la fenêtre une commode remplie d’objets en métal ! Leurs camarades, qui se tenaient dans la cour, s’en approchèrent aussitôt.
« Eh bien, qu’est-ce qu’il veut celui-là ? s’écria l’un d’eux avec colère.
– Il y a un enfant dans cette maison, dit Pierre… N’avez-vous pas vu un enfant ?
– Qu’est-ce qu’il chante donc ?… Va te promener ! crièrent plusieurs voix, et l’un des soldats, craignant que Pierre ne lui enlevât sa part de l’argenterie et des bronzes qui étaient dans la commode, s’avança d’un air menaçant.
– Un enfant ? s’écria un Français de l’étage supérieur… J’ai entendu piailler dans le jardin. C’est peut-être son moutard, à ce bonhomme… Faut être humain, voyez-vous…
– Où est-il ? où est-il ? demandait Pierre.
– Par ici, par ici, répondit le Français en lui indiquant le jardin derrière la maison… Attendez, je vais descendre. »
En effet, une seconde plus tard, un Français, en bras de chemise, sauta par la fenêtre du rez-de-chaussée, donna à Pierre une tape sur l’épaule et courut avec lui au jardin.
« Dépêchez-vous, vous autres, cria-t-il à ses camarades, il commence à faire chaud !… et, s’élançant dans l’allée sablée, il tira Pierre par la manche, et lui montra un paquet posé sur un banc.
C’était une petite fille de trois ans, en robe de percale rose.
« Voilà votre moutard… une petite fille, tant mieux !… Au revoir, mon gros… Faut être humain, nous sommes tous mortels, voyez-vous… » Et le Français rejoignit ses compagnons.
Pierre, essoufflé, allait saisir l’enfant, lorsque la petite, aussi pâle et aussi laide que sa mère, poussa un cri désespéré à sa vue et s’enfuit. Pierre la rattrapa et la prit dans ses bras, pendant qu’elle hurlait avec colère et essayait avec ses petites mains de s’arracher à l’étreinte de Pierre, qu’elle mordait à belles dents. Cet attouchement, qui ressemblait à celui d’un petit animal, lui causa une telle répulsion, qu’il fut obligé de se dominer pour ne pas jeter là l’enfant, et, reprenant sa course vers la maison, il se trouva tout à coup dans l’impossibilité de suivre le même chemin. Aniska avait disparu, et, partagé entre le dégoût et la
Weitere Kostenlose Bücher