La jeune fille à la perle
minutes afin de voir où en était le tableau, comme s’il s’agissait
d’un enfant malade qu’elle soignait. Sitôt qu’elle était partie, j’avais
l’atelier à moi seule. Je commençais par regarder autour de moi en quête du
moindre changement. Au début, les jours se succédaient sans que rien parût
changer, mais sitôt que mes yeux furent accoutumés aux détails de la pièce, je
me mis à remarquer des détails tels que les pinceaux réarrangés au-dessus du
bahut, un tiroir resté entrouvert, le couteau à la lame en forme de diamant en
équilibre sur le rebord du chevalet, une chaise près de la porte qui avait été
légèrement déplacée.
Rien toutefois ne changeait
dans le coin où il peignait. Je veillais à ne pas déplacer quoi que ce fût,
ajustant rapidement mon système de repérage afin d’épousseter cet endroit avec
autant de dextérité et d’aisance que le reste de la pièce.
Après m’être entraînée sur
d’autres bouts de tissu, j’entrepris de nettoyer l’étoffe bleu sombre et le
rideau jaune avec un chiffon humide, le pressant avec soin contre l’étoffe afin
d’en absorber la poussière sans déranger les plis.
Quant au tableau, j’avais beau
ouvrir les yeux, rien ne semblait jamais changer. Jusqu’au jour où je découvris
qu’une perle avait été ajoutée au collier de la femme… Une autre fois, je
remarquai que l’ombre du rideau jaune s’était agrandie. Il me sembla aussi que
l’un ou l’autre doigt de la main droite avait été déplacé.
La veste de satin jaune
commençait à paraître si réelle que j’aurais voulu la toucher.
Je faillis toucher celle qui
avait servi de modèle le jour où la femme de Van Ruijven la laissa sur le lit.
Je tendis la main pour en caresser le col de fourrure quand, levant la tête,
j’aperçus Cornelia qui m’observait, dans l’entrebâillement de la porte. Une de
ses soeurs m’aurait demandé ce que je faisais mais Cornelia, elle, s’était
contentée de me regarder. Voilà qui était pire que toutes les questions. Voyant
retomber ma main, elle avait souri.
*
Un matin, plusieurs semaines
après mes débuts chez eux, Maertge insista pour m’accompagner au marché aux
poissons. Elle adorait courir sur la place du Marché, regarder autour d’elle,
caresser les chevaux, participer aux jeux des autres enfants, goûter le poisson
fumé des différents étals. Tandis que j’achetais des harengs, elle me poussa du
coude et s’écria : « Oh ! regardez, Griet, regardez ce
cerf-volant ! »
Le cerf-volant au-dessus de nos
têtes avait la forme d’un poisson doté d’une longue queue. Le vent donnait
l’impression qu’il nageait dans l’air, tandis que les mouettes tournoyaient
autour de lui. Je l’observais en souriant quand j’aperçus Agnès qui allait et
venait autour de nous, les yeux fixés sur Maertge. Je n’avais pas encore avoué
à Agnès qu’il y avait une fille de son âge. J’avais peur de l’inquiéter, et
qu’elle pourrait être remplacée dans mon affection.
Lors de mes visites à ma
famille, je me sentais parfois gênée de leur dire quoi que ce soit. Ma nouvelle
vie empiétait sur l’ancienne.
Lorsque Agnès me regarda, je
lui répondis par un signe de tête discret, afin que Maertge ne s’en aperçoive
pas, me détournant pour mettre le poisson dans mon seau. Je pris mon temps,
désemparée devant son air meurtri. J’ignorais comment Maertge réagirait si
Agnès me parlait.
Je me retournai, Agnès avait
disparu.
Je lui parlerais dimanche.
J’avais deux familles maintenant et je devais les garder bien séparées.
Je devais toujours m’en vouloir
d’avoir tourné le dos à ma propre soeur.
*
Je suspendais la lessive dans
la cour, secouant chaque pièce avant de l’accrocher bien tendue sur la corde,
quand Catharina apparut, haletante. Elle s’assit près de la fenêtre, ferma les
yeux et soupira. Je ne m’interrompis pas, feignant de trouver naturel qu’elle
vînt s’asseoir auprès de moi, mais je sentis mon visage se crisper.
« Sont-ils déjà
montés ? me demanda-t-elle soudain.
— Qui ça, Madame ?
— Eux, espèce de
sotte ! Mon mari et… Allez voir s’ils sont là-haut. »
J’allai à pas feutrés dans le
couloir. Deux paires de pieds gravissaient l’escalier.
« Vous pouvez y
arriver ? entendis-je Monsieur demander.
— Oui, bien sûr. Vous
savez, ce n’est pas bien lourd, reprit un autre homme d’une voix
Weitere Kostenlose Bücher