La jeune fille à la perle
tête de la robe, l’image, pour reprendre le terme qu’il employait,
devint de plus en plus nette, je voyais la table, les chaises, le rideau jaune
dans l’angle, le mur noir sur lequel était accrochée la carte, le pot en
céramique miroitant sur la table, la coupe en étain, la houppette, la lettre.
Ils étaient là, assemblés devant mes yeux, sur une surface plane, en un tableau
qui n’était pas un tableau. Je touchai le verre avec précaution. Lisse et
froid, il ne portait aucune trace de peinture. J’enlevai la robe, l’image
devint floue, néanmoins elle était là. Je repassai à nouveau la robe, veillant
à ne pas laisser filtrer la lumière et je vis réapparaître ces couleurs,
véritables pierreries. Elles paraissaient encore plus brillantes et plus vives
sur le verre que dans l’angle de la pièce.
Il me sembla aussi difficile de
cesser de regarder dans la boîte que d’éloigner mon regard du tableau de la
femme au collier de perles, la première fois que je l’avais vu. Lorsque
j’entendis frapper à la porte, j’eus tout juste le temps de me redresser et de
laisser la robe retomber sur mes épaules avant qu’il n’entre.
« Avez-vous regardé,
Griet ? Avez-vous bien regardé ?
— J’ai regardé, Monsieur,
mais je ne sais pas trop ce que j’ai vu. » Je lissai ma coiffe.
« Voilà qui surprend,
n’est-ce pas ? J’étais aussi stupéfait que vous la première fois que mon
ami me l’a montrée.
— Mais pourquoi
regardez-vous cela, Monsieur, alors que vous pouvez regarder votre
tableau ?
— Vous ne comprenez
pas. » Il tapota sur la boîte. « C’est un outil. Je m’en sers pour
mieux voir, cela m’aide à peindre.
— Mais vous vous servez de
vos yeux pour voir.
— C’est exact, mais mes
yeux ne voient pas toujours tout. »
Je détournai vivement mon
regard vers l’angle de la pièce, comme pour découvrir quelque détail inattendu
jusque-là invisible, par-derrière la houppette, émergeant des ombres de
l’étoffe bleue.
« Dites-moi, Griet,
poursuivit-il, croyez-vous que je peins juste ce qui se trouve là dans ce
coin ? »
Je jetai un coup d’oeil sur le
tableau, incapable de répondre. Je me sentis piégée. Quelle que soit ma
réponse, ce ne serait pas la bonne.
« La chambre noire m’aide
à voir de façon différente, expliqua-t-il. Elle m’aide à mieux voir ce qui est
là. »
Devant mon air déconcerté, il
dut regretter d’en avoir dit autant à quelqu’un comme moi. Il se retourna et
referma la boîte. J’enlevai la robe et la lui tendis.
« Monsieur…
— Merci, Griet, dit-il en
la prenant. Avez-vous achevé le ménage de l’atelier ?
— Oui, Monsieur.
— Dans ce cas, vous pouvez
aller.
— Merci, Monsieur. »
Je me hâtai de rassembler balai et chiffons et je sortis. La porte se referma
derrière moi avec un déclic.
*
Je réfléchis à ce qu’il m’avait
dit sur la façon dont la boîte l’aidait à en voir davantage. J’avais beau ne
pas comprendre, je savais qu’il avait raison, il me suffisait de regarder son
tableau représentant la femme ou de rassembler les souvenirs que j’avais de sa
vue de Delft. Il voyait les choses d’une façon différente, ainsi une ville où
j’avais toujours vécu semblait-elle une autre ville, ainsi une femme
devenait-elle belle quand son visage était baigné de lumière.
Le lendemain, quand je me
rendis à l’atelier, la boîte en bois n’y était plus. Le chevalet avait retrouvé
sa place. Je jetai un coup d’oeil sur le tableau. Si, jusque-là, je n’avais
relevé que d’infimes changements, cette fois j’en remarquai un bien évident, la
carte, accrochée au mur derrière la femme, avait été retirée du tableau et
aussi du décor. Le mur était nu. Le tableau n’en paraissait que plus beau, plus
sobre, les contours de la femme ressortaient mieux sur cet arrière-plan beige
qu’était le mur. Néanmoins, ce changement me troubla, il était si soudain. Je
ne me serais pas attendue à cela de sa part.
Une fois sortie de l’atelier,
je me sentis mal à l’aise. Je me rendis au marché à la viande sans regarder
autour de moi, ce qui n’était pas dans mes habitudes. Je saluai de la main
notre ancien boucher, mais ne m’arrêtai pas lorsqu’il m’appela.
Pieter fils veillait seul sur
l’étal. Je l’avais revu une fois ou l’autre depuis ce premier jour, mais
toujours en présence de son père, il se tenait alors à l’arrière-plan
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