La jeune fille à la perle
trouvait. Je tamponnai ensuite l’étoffe bleue à l’aide d’un chiffon
humide, veillant à préserver les plis que je lui avais donnés. Mes mains
tremblaient un peu pendant que je nettoyais.
Une fois que j’eus terminé, je
le regardai.
« Dites-moi, Griet,
pourquoi avez-vous déplacé la nappe ? » Sa voix avait le même ton que
lorsqu’il m’avait questionnée au sujet des légumes, dans la cuisine de mes
parents.
Je réfléchis. « Il faut un
peu de désordre dans la composition pour faire ressortir la sérénité du modèle,
expliquai-je. Il faut quelque chose qui dérange l’oeil tout en lui étant
agréable, et ça l’est parce que l’étoffe et son bras sont dans une position
similaire. »
Un long silence s’ensuivit. Mon
maître contemplait la table. J’attendis, m’essuyant les mains à mon tablier.
« Je n’aurais pas cru que
je pouvais apprendre quelque chose d’une servante », finit-il par dire.
*
Un dimanche, ma mère vint se
joindre à nous alors que je décrivais le nouveau tableau à mon père. Pieter
écoutait, les yeux fixés sur une tache de lumière au sol. Il se taisait
toujours lorsque nous parlions des tableaux de mon maître.
Je ne mentionnai pas le
changement que j’avais suggéré et que mon maître avait approuvé.
« Je trouve que ses tableaux
ne sont pas bons pour l’âme », déclara soudain ma mère. Elle fronçait les
sourcils. Jamais jusqu’ici elle n’avait parlé de l’oeuvre de mon maître.
Intrigué, mon père se tourna
vers elle.
« Disons qu’ils sont bons
pour la bourse », lança Frans. C’était l’un des rares dimanches où il nous
rendait visite. Ces derniers temps, il semblait ne penser qu’à l’argent. Il
m’interrogea sur la valeur de certains objets de la maison de mes maîtres, sur
celle des perles et du mantelet représentés dans le tableau, sur celle du
coffret incrusté de perles et sur celle de son contenu, il voulut connaître le
nombre et la dimension des tableaux accrochés aux murs. Je ne le renseignai
guère. J’étais triste de penser cela de mon frère, mais je craignais qu’il ne
songe à une façon plus facile de gagner sa vie que l’apprentissage dans une
fabrique de carreaux de faïence. Sans doute rêvait-il, mais je ne voulais pas
alimenter ses rêves de visions d’objets de valeur à sa portée ou à la portée de
sa soeur.
« Qu’entendez-vous par là,
mère ? demandai-je, sans tenir compte de la remarque de Frans.
— Il y a quelque chose de
pernicieux dans ta description de ses tableaux, expliqua-t-elle. À t’entendre,
on croirait que la femme que tu décris est la Vierge Marie, alors qu’il s’agit
juste d’une femme en train d’écrire une lettre. Tu donnes à ce tableau une
signification qu’il n’a pas ou qu’il ne mérite pas. Il y a des milliers de
tableaux à Delft. Tu peux les voir partout, dans une taverne aussi bien que
chez un homme riche. Avec deux semaines de gages, tu pourrais en acheter un au
marché.
— Si je faisais ça,
répondis-je, père et vous n’auriez rien à manger pendant deux semaines et vous
mourriez sans voir ce que j’ai acheté. »
Mon père grimaça. Frans, qui
s’amusait à faire des noeuds avec un bout de ficelle, s’immobilisa. Pieter me
lança un coup d’oeil.
Ma mère demeura impassible. Il
était peu fréquent qu’elle dise ce qu’elle pensait. En ces rares occasions, ses
paroles étaient d’or. « Je vous demande pardon, mère, bredouillai-je. Je
ne voulais pas…
— Travailler pour eux a
fini par te monter à la tête, interrompit-elle. Tu en oublies qui tu es et d’où
tu viens. Nous sommes une famille protestante honorable dont les besoins ne
sont déterminés ni par la recherche de l’aisance ni par la mode. »
Je la regardai, piquée au vif
par ces paroles, des paroles que je dirais à ma propre fille si je m’inquiétais
pour elle. Je reconnaissais leur bien-fondé, même si je n’appréciais guère
qu’elle me les dît, même si je n’appréciais guère qu’elle mît en question la valeur
du tableau de mon maître. Ce dimanche-là, Pieter ne passa pas longtemps dans la
ruelle en ma compagnie.
Le lendemain matin, il me fut
pénible de regarder le tableau. Après avoir étalé les « fausses »
couleurs, il avait esquissé les yeux, le front haut et bombé et une partie des
plis de la manche du mantelet. J’avoue que le jaune somptueux m’emplit de ce
plaisir coupable que les paroles de ma mère
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