La jeune fille à la perle
ainsi l’impression qu’elle sortait de l’ombre, puis j’en
rabattis un pan, dégageant un angle de la table devant le coffret à bijoux.
J’arrangeai les plis, puis je reculai pour voir l’effet produit. L’étoffe ainsi
pliée suivait la forme du bras tenant la plume.
Oui, pensai-je, en serrant les
lèvres, il peut me renvoyer pour avoir changé quelque chose mais c’est mieux
maintenant.
Cet après-midi-là, je ne montai
pas au grenier, malgré tout le travail qui m’attendait là-haut, préférant aller
raccommoder des chemises sur le banc devant la maison, en compagnie de Tanneke.
Il n’avait pas pénétré dans son atelier ce matin-là, mais s’était rendu à la
Guilde avant d’aller déjeuner chez Van Leeuwenhoek. Il n’avait pas encore vu le
changement.
J’attendis avec angoisse sur le
banc. Même Tanneke qui, ces jours-ci, feignait de ne pas me voir remarqua mon
humeur : « Qu’est-ce qui t’arrive, ma fille ? »
demanda-t-elle. Elle s’était mise à m’appeler « ma fille » comme sa
maîtresse. « Tu te comportes comme l’agneau qu’on mène à l’abattoir. »
« Ce n’est rien, dis je.
Racontez-moi ce qui s’est passé lors de la dernière visite du frère de
Catharina. J’en ai entendu parler au marché, on parle encore de vous »,
ajoutai-je dans l’espoir de la distraire et de la flatter, autant que pour
dissimuler la maladresse avec laquelle j’avais éludé sa question. Tanneke se
redressa un instant, jusqu’à ce qu’elle se rappelle d’où venait la question.
« Cela ne te regarde pas, rétorqua-t-elle. Ce sont des histoires de
famille, ce n’est pas pour des gens comme toi. »
Quelques mois plus tôt, elle
eût été ravie de raconter une histoire, la présentant sous son jour le plus
noble, mais la question venait de moi et je ne méritais pas sa confiance, pas
plus que je ne méritais qu’elle m’honorât de ses racontars. Dieu sait pourtant
s’il devait être difficile pour elle de laisser passer une occasion de se
mettre en valeur !
C’est alors que je le vis venir
vers nous sur l’Oude Langendijck, son chapeau incliné de façon à protéger son
visage du soleil printanier, son manteau sombre flottant derrière ses épaules.
Je ne parvenais pas à le regarder tandis qu’il s’approchait de nous.
« Bon après-midi,
Monsieur, s’écria Tanneke changeant de ton de voix.
— Bonjour, Tanneke. Alors,
vous profitez du soleil ?
— Oh ! oui, Monsieur,
j’aime bien ça, moi, avoir le soleil sur le visage. »
Je gardais les yeux sur les
reprises que j’avais faites. Je sentais le regard de mon maître sur moi.
« Dis bonjour au maître
quand il te parle, ma fille. Tes manières sont une honte, me siffla Tanneke à
l’oreille.
— C’est à vous qu’il a
parlé.
— Comme il se doit, mais
tu ferais bien de ne pas être aussi grossière sinon, un de ces jours, tu te
retrouveras à la rue. »
Maintenant, il doit être
là-haut, me dis-je. Il a sans doute remarqué ce que j’ai fait.
J’attendais, à peine capable de
tenir mon aiguille, ne sachant pas au juste ce que j’attendais. Me
réprimanderait-il en présence de Tanneke ? Élèverait-il la voix pour la
première fois depuis mon entrée à leur service ? Dirait-il que le tableau
avait été défiguré ?
Peut-être se contenterait-il de
tirer sur l’étoffe bleue pour qu’elle pende comme avant ? Peut-être ne me
dirait-il rien ?
Plus tard, je l’entrevis quand
il descendait dîner. Il n’avait pas l’air ceci ou cela, heureux ou courroucé,
indifférent ou anxieux. Il ne feignit pas de ne pas me voir, mais il ne me
regarda pas non plus.
En montant me coucher, j’allai
voir s’il avait remis l’étoffe comme elle était avant que j’y touche.
Il n’en était rien. J’approchai
ma chandelle du chevalet. Mon maître avait réesquissé, cette fois dans des tons
fauves, les plis de l’étoffe bleue. Il avait respecté le changement que j’avais
suggéré.
Au lit, ce soir-là, je souriais
dans l’obscurité.
Le lendemain matin, il entra
alors que je nettoyais autour du coffret à bijoux. Jamais il ne m’avait
surprise en train de mesurer la distance des objets entre eux. Je posai le bras
le long d’un des côtés du coffret que je déplaçai ensuite afin d’épousseter
au-dessous et autour. Je levai alors la tête, il m’observait. Il ne dit rien,
moi non plus, soucieuse que j’étais de remettre le coffret à l’endroit précis
où il se
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