La jeune fille à la perle
girofle,
m’attendant à ce qu’il s’en échappe des relents de moisi et de feuilles
pourries comme en dégagent souvent les remèdes. Au lieu de cela, l’odeur était
douce et étrange, elle rappelait les gâteaux au miel oubliés au soleil. Elle
venait de pays lointains, d’endroits où Frans pourrait se rendre sur ses
bateaux. J’en secouai quelques gouttes sur un chiffon et tamponnai le lobe de
mon oreille gauche. L’apothicaire avait raison. Quelques minutes plus tard,
lorsque je touchai le lobe, j’eus l’impression d’être allée me promener par
temps froid, sans me protéger les oreilles d’un châle.
Je sortis l’aiguille de la
flamme, laissant la pointe, d’un rouge brillant, virer peu à peu à un orange
terni puis au noir. Je me penchai vers le miroir, mes yeux étaient embués. Ils
scintillaient de peur, à la lueur de la chandelle.
Dépêche-toi, me dis-je. Tu ne
gagneras rien à attendre. Je tirai très fort sur le lobe pour bien le tendre
et, d’un seul geste, transperçai ma chair avec l’aiguille.
J’ai toujours voulu porter des
perles, me dis-je, juste avant de m’évanouir…
*
Chaque soir, je me tamponnai
l’oreille, puis j’introduisais une aiguille un peu plus grosse dans le trou
pour qu’il ne se referme pas. La douleur était supportable, jusqu’au jour où le
lobe s’infecta et enfla, j’eus beau alors me tamponner l’oreille à l’essence de
clou de girofle, mes yeux ruisselaient de larmes sitôt que je passais
l’aiguille. Je me demandais comment je parviendrais à porter la boucle
d’oreille sans m’évanouir à nouveau.
J’appréciais que ma coiffe me
couvrît les oreilles, car elle cachait ainsi mon lobe boursouflé. Il m’élançait
dès que je me penchais au-dessus de la lessiveuse bouillonnante, que je broyais
les couleurs ou que j’assistais au service à l’église avec Pieter et mes
parents.
Il m’élançait quand Van Ruijven
me surprit un matin alors que je mettais les draps à sécher dans la cour. Il
essaya alors de m’enlever ma chemise en la faisant passer par-dessus mes
oreilles pour découvrir mes seins.
« Je ne te conseille pas
de lutter contre moi, ma fille, murmura-t-il tandis que je m’écartais. Tu n’y
prendras que plus de plaisir. Et puis, tu sais, de toute façon tu seras à moi
le jour où j’aurai ce tableau. » Il me poussa contre le mur et avança les
lèvres à hauteur de ma poitrine, tirant sur mes seins pour les dégager de la
robe.
« Tanneke ! »
appelai-je de toutes mes forces, espérant, hélas ! en vain, qu’elle était
rentrée plus tôt de la boulangerie.
« Que
faites-vous ? »
Cornelia nous regardait depuis
l’embrasure de la porte. Qui m’aurait dit que je puisse être un jour heureuse
de la voir ?
Van Ruijven leva la tête et
recula. « Nous nous amusons à un petit jeu, ma chère enfant,
répliqua-t-il, sourire aux lèvres. Rien qu’un petit jeu. Tu y joueras à ton
tour quand tu seras plus grande. » Il arrangea sa cape, et devança
Cornelia dans la maison.
Mon regard ne croisa pas celui
de Cornelia. Je rentrai ma chemise et lissai ma robe, les mains tremblantes.
Quand je levai enfin la tête, Cornelia avait disparu.
*
Au matin de mon dix-huitième anniversaire,
je me levai et fis, comme à l’habitude, le ménage de l’atelier. Le tableau du
concert était terminé. Dans quelques jours, Van Ruijven viendrait le voir et il
l’emporterait. Bien que ce ne soit plus dans mes attributions, j’époussetai
avec soin ce qui avait servi au décor du tableau, essuyant le virginal, le
violon, la viole de gambe, passant un chiffon humide sur le tapis de table,
astiquant les montants des chaises, balayant les dalles grises et blanches.
Je n’aimais pas ce tableau
autant que les autres qu’avait peints mon maître, même s’il était censé avoir
davantage de valeur avec ses trois personnages. Je préférais ses tableaux
représentant des femmes seules, ils étaient plus purs, moins compliqués. Je
m’aperçus que je ne voulais pas regarder trop longtemps ce concert, ni même
chercher à comprendre ce que pensaient ses personnages.
Je me demandais quel serait son
prochain tableau.
Je mis de l’eau à chauffer et
demandai à Tanneke, occupée à laver les marches et les dalles devant la maison,
ce qu’elle voulait à la boucherie. « Des côtes de boeuf, répondit-elle,
s’appuyant sur son balai. Pourquoi pas quelque chose de bon ? » Elle
frotta le bas de
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