La jeune fille à la perle
son dos en ronchonnant. « Ça m’empêchera de penser à mes
maux !
— Votre dos recommence à
vous faire souffrir ? » dis-je, m’efforçant de lui montrer un peu de
compassion. À vrai dire, Tanneke avait toujours mal au dos, c’était ça la vie
de servante !
Maertge m’accompagna au marché
à la viande, ce dont je ne me plaignis pas. Depuis le fameux soir dans la ruelle,
j’étais gênée de me retrouver seule avec Pieter fils, ne sachant trop comment
il se comporterait à mon égard. S’il me voyait avec Maertge, il se tiendrait
sur ses gardes.
Pieter fils n’était pas là, son
père m’accueillit avec un grand sourire. « Ah ! la demoiselle à
l’anniversaire ! s’écria-t-il. Dis, c’est un grand jour pour
toi ! »
Maertge me regarda, étonnée. Je
n’avais pas mentionné à la famille que c’était mon anniversaire, n’ayant aucune
raison de le faire.
« Je ne vois vraiment pas
en quoi c’est un grand jour, rétorquai-je.
— Ce n’est pas ce que m’a
dit mon fils. Il a dû s’absenter. Il avait quelqu’un à voir. » Pieter père
m’adressa un clin d’oeil. Mon sang se glaça dans mes veines. Il disait quelque
chose sans le dire, quelque chose que j’étais présumée comprendre.
« Les meilleures côtes de
boeuf que vous ayez, demandai-je, décidant de ne pas relever.
— Pour célébrer,
donc ? » Pieter père n’était pas homme à se décourager, il était
plutôt de ceux qui s’acharnent.
Je ne répondis pas. J’attendis
simplement qu’il me serve, puis je mis la viande dans mon seau et m’en allai.
« Dites-moi, Griet, c’est
vrai que c’est votre anniversaire ? me demanda tout bas Maertge quand nous
sortions du marché.
— Oui.
— Quel âge
avez-vous ?
— Dix-huit ans.
— Pourquoi c’est un grand
jour, dix-huit ans ?
— Ce n’est pas vrai. Vous
ne devriez pas l’écouter, c’est un sot. »
Maertge ne paraissait pas
convaincue. Moi non plus. Les paroles de Pieter père avaient déclenché quelque
curieux mécanisme dans ma tête.
Je passai la matinée à rincer
et faire bouillir le linge. Mon esprit s’activait tandis que je surveillais la
lessiveuse bouillonnante. Je me demandai où se trouvait Frans et si mes parents
avaient appris son départ de Delft. Je me demandai, ce que Pieter père avait
sous-entendu plus tôt et où était Pieter fils. Je pensai à ce soir-là dans la
ruelle. Je pensai à mon portrait, me demandant quand il serait achevé et ce
qu’il adviendrait alors de moi. Pendant tout ce temps, mon oreille m’élançait,
la douleur était lancinante dès que je remuais la tête.
C’est Maria Thins qui vint me
chercher.
« Laisse là ton linge, ma
fille, l’entendis-je me dire par-derrière. Il veut que tu montes. » Elle
se tenait sur le pas de la porte, agitant quelque chose dans sa main.
Je me levai, troublée.
« Maintenant, Madame ?
— Oui, maintenant. Ne fais
pas ta timide avec moi, ma fille ! Tu sais très bien pourquoi. Catharina
est sortie ce matin, ce qui est rare ces temps-ci, maintenant que son terme est
proche. Donne-moi ta main. »
Je m’essuyai la main à mon
tablier et la lui tendis. Maria Thins fit glisser deux boucles d’oreilles dans
ma paume.
« Emporte-les là-haut.
Fais vite. »
Je ne pus bouger. Je tenais
deux perles, grosses comme des noisettes, en forme de gouttes d’eau. Elles
étaient d’un gris argenté, même au soleil, à l’exception d’une touche de
lumière blanche, éblouissante. Il m’était déjà arrivé de toucher des perles,
quand je les montais à l’épouse de Van Ruijven, les lui passais autour du cou
ou les plaçais sur la table, mais je n’en avais jamais tenu qui me fussent
destinées.
« Dépêche-toi, ma fille,
grommela Maria Thins, impatiente. Catharina pourrait bien revenir plus tôt que
prévu. »
Je me précipitai en trébuchant
dans le couloir, laissant la lessive non essorée, puis je grimpai l’escalier sous
les yeux de Tanneke qui rapportait de l’eau du canal et sous ceux d’Aleydis et
Cornelia qui jouaient aux billes dans l’entrée. Toutes trois me regardèrent.
*
« Où allez-vous ? me
demanda Aleydis, ses yeux gris brillant de curiosité.
— Au grenier, répondis-je
doucement.
— Pouvons-nous monter avec
vous ? lança Cornelia d’un ton sarcastique.
— Non.
— Poussez-vous, les
filles, vous m’empêchez de passer. » Tanneke les bouscula, son visage
était sombre.
La porte de
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