La jeune fille à la perle
fracture, que Frans se détacherait de moi et de ma famille.
Le reverrai-je jamais, pensais-je. Et que diront nos parents ? Je me
sentis plus seule que jamais.
Le lendemain, à mon retour du
marché aux poissons, je m’arrêtai chez l’apothicaire. Maintenant ce dernier me
connaissait, il m’appelait même par mon prénom. « Alors, que lui faut-il
aujourd’hui ? demanda-t-il. De la toile ? Du vermillon ? De
l’ocre ? De l’huile de lin ?
— Il n’a besoin de rien,
répondis-je, mal à l’aise. Ma maîtresse non plus. Je suis venue… » Un
court instant, j’envisageai de lui demander de me percer l’oreille. Il
paraissait un homme discret qui n’irait pas le raconter et ne me poserait pas
de questions.
Je ne pouvais toutefois
demander pareil service à un étranger. « J’ai besoin de quelque chose qui
engourdisse la peau, dis-je.
— Qui engourdisse la peau ?
— Oui, comme de la glace.
— Et pourquoi voulez-vous
engourdir votre peau ? »
Je haussai les épaules et ne
répondis pas, étudiant les flacons posés sur les étagères derrière lui.
« De l’essence de
girofle », finit-il par dire avec un soupir, tendant la main pour prendre
un flacon derrière lui. « Frottez-en quelques gouttes sur l’endroit
sensible et attendez quelques minutes. Attention, l’effet ne dure pas
longtemps.
— J’en voudrais un petit
peu, s’il vous plaît.
— Et qui payera pour
ça ? Votre maître ? C’est très cher, vous savez. Ça vient de
loin. » Il y avait dans sa voix un mélange de reproche et de curiosité.
« J’ai l’argent. Je n’en veux qu’un petit peu. » Sortant une bourse
de mon tablier je comptai les précieux florins sur la table. Un flacon minuscule
me coûta deux jours de gages. J’avais emprunté un peu d’argent à Tanneke et lui
avais promis de la rembourser le dimanche suivant, jour où je recevrais mes
gages.
Ce dimanche-là, quand je tendis
à ma mère mes gages sur lesquels cette somme avait été prélevée, je lui
racontai que j’avais brisé une glace à main et que j’avais dû dédommager.
« Cela te coûtera plus de
deux jours de gages de remplacer ça, gronda-t-elle. Pourquoi te regardais-tu
dans un miroir ? Comme tu es négligente !
— Oui, concédai-je. J’ai
été très négligente. »
*
J’attendis jusqu’à une heure
tardive où j’étais sûre que tout le monde dormait. J’avais peur que l’on ne me
surprenne avec mon aiguille, mon miroir et mon essence de clou de girofle, bien
qu’en général personne ne montât à l’atelier une fois qu’il était fermé à clef
pour la nuit. Je me plaçai près de la porte, l’oreille aux aguets. J’entendis
au-dessous Catharina arpenter le couloir. Elle avait du mal à dormir ces
temps-ci, son corps était trop encombrant pour qu’elle pût trouver une position
confortable. Une voix d’enfant, celle d’une fillette, me parvint alors, elle
s’efforçait de parler tout bas mais avait peine à feutrer son timbre haut
perché. Cornelia était avec sa mère. Enfermée dans l’atelier, je n’entendais
pas ce qu’elles se racontaient et ne pouvais me glisser jusqu’en haut des
marches pour écouter plus attentivement.
Dans sa chambre à côté du
débarras, Maria Thins s’activait elle aussi. La maison était en état
d’agitation et cela me rendait moi aussi agitée. Je me forçai à m’asseoir sur
ma chaise à la tête de lion jusqu’à ce que le calme règne. Je n’avais pas
sommeil. Jamais je ne m’étais sentie aussi éveillée.
Catharina et Cornelia finirent
par retourner se coucher et, dans la pièce à côté, Maria Thins cessa ses allées
et venues froufroutantes. Tandis que la maison s’apaisait, je restai assise sur
ma chaise. Il m’était plus facile de demeurer assise que d’entreprendre ce que
j’avais prévu. Ne pouvant plus retarder le moment, je me levai et commençai par
jeter un coup d’oeil sur le tableau. Tout ce que je voyais, c’était ce grand
vide, à l’endroit où la boucle d’oreille devrait se trouver. Il m’incombait de
le remplir. Je pris ma chandelle, allai chercher le miroir dans le débarras et
grimpai au grenier. Posant ensuite le miroir sur la table du mortier, je le
calai contre le mur et plaçai la chandelle à côté. Je sortis alors mon
porte-aiguilles et j’approchai alors de la flamme la pointe de l’aiguille la
plus fine. J’ouvris ensuite le flacon d’essence d’huile de clou de
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