La jeune fille à la perle
bien
fort à la sculpture dure, inexpressive. Je ne peux pas faire ça.
— Faire quoi,
Griet ? » Son étonnement était sincère.
« Ce que vous allez me
demander de faire. Je ne peux pas en porter. Une servante, ça ne porte pas de
perles. »
Il me fixa du regard un long
moment, puis il secoua plusieurs fois la tête. « Vous êtes vraiment
imprévisible ! Vous n’avez pas fini de me surprendre. »
Je laissai glisser mes doigts
autour du nez et de la gueule du lion, remontant le long du museau jusqu’à la
crinière, lisse et protubérante. Ses yeux suivaient mes doigts.
« Vous savez que le
tableau a besoin de cette lumière que reflète la perle. Elle le
complète », murmura-t-il.
Je le savais, bien sûr. Je
n’avais pas regardé le tableau très longtemps, car me voir ainsi produisait sur
moi un effet trop bizarre, mais j’avais perçu immédiatement qu’il avait besoin
de la perle. Sans elle, il n’y avait que mes yeux, ma bouche, la garniture de
ma chemise, l’ombre derrière mon oreille, des détails séparés et distincts, la
perle en ferait un tout. Elle compléterait le tableau.
Elle m’enverrait aussi à la
rue. Je savais qu’il n’emprunterait une boucle d’oreille ni à Van Ruijven, ni à
Van Leeuwenhoek, ni à personne. Il avait repéré la perle de Catharina, il me la
ferait porter. Il se servait pour ses tableaux de ce qu’il voulait, sans tenir
compte des conséquences. Van Leeuwenhoek m’avait prévenue…
Le jour où Catharina
reconnaîtrait sa boucle d’oreille sur le tableau, elle exploserait.
J’aurais dû le supplier de ne
pas causer ma perte.
« Vous peignez ce tableau
pour Van Ruijven, répliquai-je, pas pour vous. Cela a-t-il si grande
importance ? Vous avez dit vous-même qu’il en serait satisfait. »
Ses traits se durcirent, je
compris que mieux aurait valu que je me taise.
« Je ne cesse jamais de
travailler à un tableau si je sens qu’il y manque encore quelque chose, peu
importe à qui il est destiné, maugréa-t-il. Ce n’est pas ainsi que je
travaille.
— Non, Monsieur »,
dis-je, la gorge serrée, les yeux fixés sur le sol dallé. Quelle sotte !
pensai-je, ma mâchoire se contracta.
« Allez vous préparer. »
J’inclinai la tête et me hâtai
vers le débarras où je rangeais les étoffes bleu et jaune. Jamais je n’avais
aussi vivement ressenti sa désapprobation. Je ne pensais pas être capable d’y
faire face. J’enlevai ma coiffe et, sentant que le ruban qui retenait mes
cheveux se dénouait, je le retirai. Je tendais la main pour tenter de
rassembler mes cheveux quand j’entendis claquer une des dalles disjointes de
l’atelier. J’étais pétrifiée. Jamais il n’était entré dans le débarras quand je
me changeais. Jamais il ne m’avait demandé cela.
Je me retournai, les mains dans
les cheveux. Il se tenait sur le seuil de la porte et me regardait.
Je baissai les mains. Mes
cheveux retombèrent sur mes épaules brunes comme champs à l’automne. Personne
d’autre que moi ne les avait jamais vus.
« Vos cheveux »,
dit-il. Sa colère s’en était allée.
Enfin, il éloigna son regard de
moi.
*
Maintenant qu’il avait vu mes
cheveux, maintenant qu’il m’avait vue telle que j’étais, je n’avais plus
l’impression qu’il me restait quelque précieux trésor à garder pour moi seule.
Je pouvais me sentir plus libre, sinon avec lui, du moins avec quelqu’un
d’autre. Désormais, peu importait ce que je faisais ou ne faisais pas. Ce
soir-là, je me sauvai de la maison pour aller retrouver Pieter fils dans l’une
des tavernes près du marché à la viande, où les bouchers venaient boire. Ne
prêtant aucune attention aux sifflements ni aux commentaires, j’allai droit
vers lui et lui demandai de me suivre. Il posa sa bière, ouvrit de grands yeux
et sortit derrière moi. Le prenant alors par la main, je l’emmenai dans une
ruelle voisine. Une fois là, je remontai ma jupe et le laissai faire ce que bon
lui semblait. Enlaçant son cou de mes bras, je me cramponnai tandis qu’il se
glissait en moi à petits coups rythmés. Il me fit mal, mais en me revoyant dans
l’atelier avec mes cheveux épars sur les épaules, je ressentis une certaine
émotion qui ressemblait au plaisir.
Plus tard, de retour au Coin
des papistes, je me lavai avec du vinaigre.
Quand je revis le tableau, je
notai qu’il y avait ajouté une fine mèche de cheveux, elle dépassait de
l’étoffe bleue, juste
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