La Jolie Fille de Perth (Le Jour de Saint-Valentin)
l’appartement.
– Cette scène, dit-il, peut donner la mort à mon maître.
– Ne crains rien, dit le duc de Rothsay ; fût-il aux portes de la mort, il y a ici quelque chose qui pourrait forcer les démons à relâcher leur proie. Approchez la calebasse.
– Il est perdu s’il y touche, dit Eviot ; s’il boit du vin c’est un homme mort !
– Quelqu’un doit boire pour lui, répondit le prince, et ton maître sera guéri par procuration ; notre puissant dieu Bacchus rendra au malade la tranquillité du cœur, lubrifiera ses poumons, lui donnera la légèreté d’imagination, qui sont ses plus beaux attributs ; tandis que le fidèle serviteur qui boira à sa place aura les nausées, le malaise, l’irritation des nerfs, la tristesse du regard, les palpitations du cerveau et autres incommodités auxquelles la nature est sujette, et sans lesquelles nous serions trop semblables aux dieux ! Qu’en dites-vous, Eviot ? voulez-vous être le serviteur fidèle et boire comme le représentant de votre seigneur ? Faites-le, et nous quitterons cette chambre, car il me semble que les regards de notre sujet ont quelque chose d’effrayant.
– Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour sauver mon maître, dit Eviot, et pour épargner à Votre Grâce le remords d’avoir causé sa perte. Mais il y a ici quelqu’un qui s’acquittera de cet exploit avec une bonne volonté, et qui remerciera Votre Altesse par-dessus le marché.
– Mais quel est cet homme ? Un boucher, et qui revient fraîchement de l’ouvrage. Les bouchers jouent-ils un rôle le mardi-gras ? Fi ! quelle odeur de sang !
Le prince parlait de Bonthron qui, surpris du bruit qu’il entendait dans la maison où il avait espéré rentrer au milieu des ténèbres et du silence, et rendu stupide par la quantité de vin qu’il avait bu, s’était arrêté sur le seuil de la porte, et regardait la scène qui était devant ses yeux avec son buffetin taché de sang et une hache sanglante à la main, offrant un horrible spectacle aux jeunes débauchés qui éprouvaient, sans pouvoir s’en rendre compte, autant de frayeur que de dégoût.
Au moment où on approcha la calebasse de son odieuse figure, et lorsqu’il tendit sa main souillée pour la saisir, le prince s’écria :
– Qu’il descende ! Que le misérable ne boive point en notre présence ; qu’on lui trouve un autre vase que notre digne calebasse, l’emblème de nos folies. Une auge à cochon serait ce qu’il y a de plus convenable pour lui, si on pouvait s’en procurer une. Qu’il sorte, et qu’il soit noyé dans le vin en punition de la sobriété de son maître. Laissez-moi seul avec sir John Ramorny et son page. Sur mon honneur ! ses regards sont effrayans.
La suite du prince quitta l’appartement ; et Eviot seul resta.
– Je crains, dit le prince en s’approchant du lit avec des manières bien différentes de celles qu’il avait eues jusqu’alors, je crains, mon cher sir John, que cette visite ne soit point reçue avec plaisir ; mais c’est votre faute. Vous connaissez nos vieux usages ; vous deviez être acteur dans les réjouissances de cette soirée, et vous n’êtes pas venu nous voir depuis le jour de Saint-Valentin. C’est aujourd’hui le mardi-gras, et cette désertion est une désobéissance, une trahison envers notre royaume de joie et les statuts de la Calebasse.
Ramorny leva la tête et fixa sur le prince des yeux égarés ; ensuite il fit signe à Eviot de lui apporter à boire. Le page lui présenta une grande tasse de tisane, et le malade y posa ses lèvres tremblantes avec précipitation. Pendant quelques instans il fit un fréquent usage de l’essence stimulante laissée à dessein par l’apothicaire, et parut recouvrer ses sens.
– Laissez-moi tâter votre pouls, cher Ramorny, dit le prince ; je sais quelque chose de ce métier-là. Comment vous m’offrez la main gauche, sir John ? C’est blesser en même temps les lois de la médecine et celles de la politesse.
– La droite a rempli sa dernière tâche au service de Votre Altesse, murmura le malade d’une voix basse et agitée.
– Que voulez-vous dire ? reprit le prince ; je sais que votre serviteur Black Quentin a perdu une main ; mais il peut voler avec l’autre autant qu’il en faut pour être pendu ; ainsi il n’y a rien de bien changé dans sa destinée.
– Ce n’est point cet homme qui a perdu sa main au service de Votre Grâce ; c’est
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