La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
ils en auraient mille aussitôt que seraient arrivés
d’Espagne en Zélande les quatre cent mille qu’on
attendait. »
Ce complot étant découvert, le prince sans parler se tourna vers
les gentilshommes, seigneurs et soudards, parmi lesquels il en
était un grand nombre qui le soupçonnaient : il montra les
deux corps sans parler, voulant par ce geste leur reprocher leur
défiance. Tous s’exclamèrent en grand tumulte :
– Longue vie à d’Orange ! D’Orange est fidèle aux
pays !
Ils voulurent par mépris jeter les cadavres aux chiens ;
mais le Taiseux :
– Ce ne sont point les corps qu’il faut jeter aux chiens, mais
la faiblesse d’esprit, qui fait douter des pures intentions.
Et les seigneurs et soudards crièrent :
– Vive le prince ! Vive d’Orange, l’ami des pays !
Et leurs voix furent comme un tonnerre menaçant l’injustice.
Et le prince montrant les corps :
– Enterrez-les chrétiennement, dit-il.
– Et moi, demanda Ulenspiegel, que va-t-on faire de ma carcasse
fidèle ? Si j’ai mal fait, que l’on me baille des coups ;
si j’ai bien fait, que l’on m’octroie récompense.
Le Taiseux alors parla et dit :
– Cet arquebusier recevra cinquante coups de bois vert en ma
présence pour avoir sans mandement tué deux gentilshommes, au grand
mépris de toute discipline. Il recevra aussi trente florins pour
avoir bien vu et entendu.
– Monseigneur, répondit Ulenspiegel, si l’on me donnait
premièrement les trente florins, je supporterais les coups de bois
vert avec patience.
– Oui, oui, gémissait Lamme Goedzak, donnez-lui d’abord les
trente florins, il supportera le reste avec patience.
– Et puis, disait Ulenspiegel, ayant l’âme nette, je n’ai nul
besoin d’être lavé de chêne ni rincé de cornouiller.
– Oui, gémissait derechef Lamme Goedzak, Ulenspiegel n’a point
besoin d’être lave ni rincé. Il a l’âme nette. Ne le lavez point,
messeigneurs, ne le lavez point.
Ulenspiegel ayant reçu les trente florins, il fut par le prévôt
ordonné au
stock-meester
, aide-maître de bâton, de se
saisir de lui.
– Voyez, messeigneurs, disait Lamme, comme sa mine est piteuse.
Il n’aime du tout le bois, mon ami Ulenspiegel.
– J’aime, repartit Ulenspiegel, à voir un beau frêne bien
feuillu, croissant au soleil en sa native verdeur ; mais je
hais à la mort ces laids bâtons de bois saignant encore leur sève,
débranchés, sans feuilles ni ramilles, d’aspect farouche et de dure
accointance.
– Es-tu prêt ? demanda le prévôt.
– Prêt, répéta Ulenspiegel, prêt à quoi ? À être
battu ? Non, je ne le suis point et ne le veux être, monsieur
du
stock-meester
. Votre barbe est rousse et votre air est
redoutable ; mais, j’en suis assuré, vous avez le cœur doux et
n’aimez point d’éreinter un pauvre homme tel que moi. Je dois vous
le dire, je n’aime à le faire ni à le voir ; car le dos d’un
chrétien est un temple sacré qui, pareillement à la poitrine,
renferme les poumons par lesquels nous respirons l’air du bon Dieu.
De quels cuisants remords ne seriez-vous point rongé si un brutal
coup de bâton allait me les mettre en pièces.
– Hâte-toi, dit le
stock-meester
.
– Monseigneur, dit Ulenspiegel, parlant au prince, rien ne
presse, croyez-moi ; il faudrait d’abord faire sécher ce
bâton, car on dit que le bois vert entrant dans la chair vive lui
communique un venin mortel. Votre Altesse voudrait-elle me voir
mourir de cette laide mort ? Monseigneur, je tiens mon dos
fidèle au service de Votre Altesse ; faites-le frapper de
verges, cingler du fouet ; mais, si vous ne voulez me voir
mort, épargnez-moi, s’il vous plaît, le bois vert.
– Prince, faites-lui grâce, dirent ensemble, messire de
Hoogstraeten et Diederich de Schoonenbergh. Les autres souriaient
miséricordieusement.
Lamme aussi disait :
– Monseigneur, monseigneur, faites grâce ; le bois vert,
c’est pur poison.
Le prince alors dit :
– Je fais grâce.
Ulenspiegel, sautant en l’air plusieurs fois, frappa sur la
bedaine de Lamme et le forçant à danser, dit :
– Loue avec moi monseigneur, qui m’a sauvé du bois vert.
Et Lamme essayait de danser, mais ne le pouvait à cause de sa
bedaine.
Et Ulenspiegel lui paya à manger et à boire.
XII
Ne voulant point livrer bataille, le duc sans trève harcelait le
Taiseux vaquant par le plat pays entre Juliers et la Meuse, faisant
sonder partout le fleuve à
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