La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
l’on
trouvera califourchonnant un baudet. Et le prince a besoin de vous,
mes enfants.
– Vends les ânes, dit Ulenspiegel, et gardes-en le prix pour le
trésor du prince.
Les ânes furent vendus.
– Il vous faut maintenant, dit Wasteele, que vous ayez chacun un
métier libre et indépendant des corporations ; sais-tu faire
des cages d’oiseaux et des souricières ?
– J’en fis jadis, dit Ulenspiegel.
– Et toi ? demanda Wasteele à Lamme.
– Je vendrai des
eete-koeken
et des
olie-koeken
, ce sont des crêpes et des boulettes de farine
à l’huile.
– Suivez-moi ; voici des cages et des souricières toutes
prêtes ; les outils et le filigrane de cuivre qu’il faut pour
les réparer et en faire d’autres. Elles me furent rapportées par un
de mes espions. Ceci est pour toi, Ulenspiegel, Quant à toi, Lamme,
voici un petit fourneau et un soufflet ; je te donnerai de la
farine, du beurre et de l’huile pour faire les
eete-koeken
et les
olie-koeken
.
– Il les mangera, dit Ulenspiegel.
– Quand ferons-nous les premières ? demanda Lamme.
Wasteele répondit :
– Vous m’aiderez d’abord pendant une nuit ou deux ; je ne
puis seul achever ma grande besogne.
– J’ai faim, dit Lamme, mange-t-on ici ?
– Il y a du pain et du fromage, dit Wasteele.
– Sans beurre ? demanda Lamme.
– Sans beurre, dit Wasteele.
– As-tu de la bière ou du vin ? demanda Ulenspiegel.
– Je n’en bois jamais, répondit-il, mais j’irai
in het
Pelicaen
, ici près, vous en chercher si vous le voulez.
– Oui, dit Lamme, et apporte-nous du jambon.
– Je ferai ce que vous voulez, dit Wasteele, regardant Lamme
avec grand dédain.
Toutefois il apporta de la
dobbel-clauwaert
et un
jambon. Et Lamme joyeux mangea pour cinq.
Et il dit :
– Quand nous mettons-nous à l’ouvrage ?
– Cette nuit, dit Wasteele ; mais reste dans la forge et
n’aie point de peur de mes manouvriers. Ils sont réformés comme
moi.
– Ceci est bien, dit Lamme.
À la nuit, le couvre-feu ayant sonné et les portes étant closes,
Wasteele s’étant fait aider par Ulenspiegel et Lamme descendant et
remontant de sa cave dans la forge de lourds paquets d’armes.
– Voici, dit-il, vingt arquebuses qu’il faut réparer, trente
fers de lance à fourbir, et du plomb pour quinze cents balles à
fondre ; vous allez m’y aider.
– De toutes mains, dit Ulenspiegel, que n’en ai-je quatre pour
te servir.
– Lamme nous viendra en aide, dit Wasteele.
– Oui, répondit Lamme piteusement et tombant de sommeil à cause
de l’excès de boisson et de nourriture.
– Tu fondras le plomb, dit Ulenspiegel.
– Je fondrai le plomb, dit Lamme.
Lamme fondant son plomb et coulant ses balles, regardait d’un
œil farouche le
smitte
Wasteele qui le forçait de veiller
quand il tombait de sommeil. Il coulait les balles avec une colère
silencieuse, ayant grande envie de verser le plomb fondu sur la
tête du forgeron Wasteele. Mais il se retint. Vers la minuit, la
rage le gagnant en même temps que l’excès de fatigue, il lui tint
ce discours d’une voix sifflante, tandis que le
smitte
Wasteele avec Ulenspiegel fourbissait patiemment des canons,
arquebuses et fers de lance :
– Te voilà, dit Lamme, maigre, pâle et chétif, croyant à la
bonne foi des princes et des grands de la terre, et dédaignant, par
un zèle excessif, ton corps, ton noble corps que tu laisses périr
dans la misère et l’abjection. Ce n’est pas pour cela que Dieu le
fit avec dame Nature. Sais-tu que notre âme, qui est le souffle de
vie, a besoin, pour souffler, de fèves, de bœuf, de bière, de vin,
de jambon, de saucissons, d’andouilles et de repos ; toi, tu
vis de pain, d’eau et de veilles.
– D’où te vient cette abondance parlière ? demanda
Ulenspiegel.
– Il ne sait ce qu’il dit, répondit tristement Wasteele.
Mais Lamme se fâchant :
– Je le sais mieux que toi. Je dis que nous sommes fous, moi,
toi et Ulenspiegel pareillement, de nous crever les yeux pour tout
ces princes et grands de la terre, qui riraient fort de nous s’ils
nous voyaient crevant de fatigue, ne point dormir pour fourbir des
armes et fondre des balles à leur service. Tandis qu’ils boivent le
vin de France et mangent les chapons d’Allemagne dans des hanaps
d’or et des écuelles d’étain d’Angleterre, ils ne s’enquerront
point si, pendant que nous cherchons en l’air Dieu, par la grâce
duquel ils sont puissants, leurs ennemis nous
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