La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
coupent les jambes de
leur faux et nous jettent dans le puits de la mort. Eux, dans
l’entre-temps, qui ne sont ni réformés, ni calvinistes, ni
luthériens, ni catholiques, mais sceptiques et douteurs
entièrement, achèteront, conquerront des principautés, mangeront le
bien des moines, des abbés et des couvents, auront tout :
vierges, femmes et filles-folles, et boiront dans leurs hanaps d’or
à leur perpétuelle gaudisserie, à nos sempiternelles niaiseries,
folies, âneries, et aux sept péchés capitaux qu’ils commettent, ô
smitte
Wasteele, sous le nez maigre de ton enthousiasme.
Regarde les champs, les prés, regarde les moissons, les vergers,
les bœufs, l’or sortant de la terre ; regarde les fauves des
forêts, les oiseaux du ciel, les délicieux ortolans, les grives
fines, la hure de sanglier, la cuisse du chevreuil : tout est
à eux, chasse, pêche, terre, mer, tout. Et toi tu vis de pain et
d’eau, et nous nous exterminons ici pour eux, sans dormir, sans
manger et sans boire. Et quand nous serons morts, ils bailleront un
coup de pied à nos charognes, et diront à nos mères :
« Faites-en d’autres, ceux-ci ne peuvent plus
servir. »
Ulenspiegel riait sans mot dire. Lamme soufflait d’indignation,
mais Wasteele, parlant d’une voix douce :
– Tu parles légèrement, dit-il. Je ne vis point pour le jambon,
la bière ni les ortolans, mais pour la victoire de la libre
conscience. Le prince de liberté fait comme moi. Il sacrifie ses
biens, son repos et son bonheur pour chasser des Pays-Bas les
bourreaux et la tyrannie. Fais comme lui et tâche de maigrir. Ce
n’est point par le ventre que l’on sauve les peuples, mais par les
fiers courages et les fatigues supportées jusqu’à la mort sans
murmure. Et maintenant va te coucher, si tu as sommeil.
Mais Lamme ne le voulut point, étant honteux.
Et ils fourbirent des armes et fondirent des balles jusqu’au
matin. Et ainsi pendant trois jours.
Puis ils partirent pour Gand, la nuit ; vendant des cages,
des souricières et des
olie-koekjes.
Et ils s’arrêtèrent à Meulestee, la villette des moulins, dont
on voit partout les toits rouges, y convinrent de faire séparément
leur métier et de se retrouver le soir avant le couvre-feu
in
de Zwaen
, à l’auberge du Cygne.
Lamme vaquait par les rues de Gand vendant des
olie-koekjes
, prenant goût à ce métier, cherchant sa
femme, vidant force pintes et mangeant sans cesse. Ulenspiegel
avait remis des lettres du prince à Jacob Scoelap, licencié en
médecine, à Lieven Smet, tailleur de drap, à Jan de Wulfschaeger, à
Gillis Coorne, teinturier en incarnat, et à Jan de Roose, tuilier,
qui lui donnèrent l’argent récolté par eux pour le prince, et lui
dirent d’attendre encore quelques jours à Gand et aux environs, et
qu’on lui en donnerait davantage.
Ceux-là ayant été pendus plus tard au Gibet-Neuf, pour hérésie,
leurs corps furent enterrés au Champ de Potences, près la porte de
Bruges.
XXX
Cependant le prévôt Spelle le Roux, armé de sa baguette rouge,
courait de ville en ville, sur son cheval maigre, dressant partout
des échafauds, allumant des bûchers, creusant des fosses pour y
enterrer vives les pauvres femmes et filles. Et le roi
héritait.
Ulenspiegel étant à Meulestee avec Lamme, sous un arbre, se
sentit plein d’ennui. Il faisait froid nonobstant qu’on fût en
juin. Du ciel, chargé de grises nuées, tombait une grêle fine.
– Mon fils, lui dit Lamme, tu cours sans vergogne depuis quatre
nuits la pretentaine et les filles-folles, tu vas coucher
in
den Zoeten Inval
, à la Douce Chute, tu feras comme l’homme de
l’enseigne, tombant la tête la première dans une ruche d’abeilles.
Vainement je t’attends
in de Zwaen
, et j’augure mal de
cette paillarde existence. Que ne prends-tu femme
vertueusement ?
– Lamme, dit Ulenspiegel, celui à qui une est toutes, et à qui
toutes sont une en ce gentil combat que l’on nomme amour, ne doit
point légèrement précipiter son choix.
– Et Nele, n’y penses-tu point ?
– Nele est à Damme, bien loin, dit Ulenspiegel.
Tandis qu’il était en cette attitude et que la grêle tombait
dru, une jeune et mignonne femme passa courant et se couvrant la
tête de sa cotte.
– Hé, dit-elle, songe-creux, que fais-tu sous cet
arbre ?
– Je songe, dit Ulenspiegel, à une femme qui me ferait de sa
cotte un toit contre la grêle.
– Tu l’as trouvée, dit la femme,
Weitere Kostenlose Bücher