La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
purgatoire.
– Ah ! dit-elle obéissant volontiers, que la vertu est une
belle enseigne à mettre au bout d’une perche !
Le temps passa en ces amoureux ébattements, toutefois, ils se
durent lever pour partir, car la fille craignait de voir au milieu
de leur plaisir surgir tout soudain le prévôt Spelle et ses
happe-chair.
– Trousse donc ta cotte, dit Ulenspiegel.
Et ils coururent comme des cerfs vers Destelbergh, où ils
trouvèrent Lamme mangeant à
l’Etoile des Trois Mages
.
XXXI
Ulenspiegel voyait souvent à Gand Jacob Scoelap, Lieven Smet et
Jan de Wulfschaeger, qui lui donnaient des nouvelles de la bonne et
de la mauvaise fortune du Taiseux.
Et chaque fois qu’Ulenspiegel revenait à Destelbergh, Lamme lui
disait :
– Qu’apportes-tu ? Bonheur ou malheur ?
– Las ! disait Ulenspiegel, le Taiseux, son frère Ludwig,
les autres chefs et les Français étaient résolus d’aller plus avant
en France et de se joindre au prince de Condé. Ils sauveraient
ainsi la pauvre patrie belgique et la libre conscience. Dieu ne le
voulut point, les
reiters
et
landsknechts
allemands refusèrent de passer outre, et dirent que leur serment
était d’aller contre le duc d’Albe et non contre la France. Les
ayant vainement suppliés de faire leur devoir, le Taiseux fut forcé
de les mener par la Champagne et la Lorraine jusques Strasbourg,
d’où ils rentrèrent en Allemagne. Tout manque par ce subit et
obstiné partement : le roi de France, nonobstant son contrat
avec le prince, refuse de livrer l’argent qu’il a promis ; la
reine d’Angleterre eût voulu lui en envoyer pour recouvrer la ville
et le pays de Calais ; ses lettres furent interceptées et
remises au cardinal de Lorraine, qui y forgea une réponse
contraire.
Ainsi nous voyons se fondre comme des fantômes au chant du coq
cette belle armée, notre espoir ; mais Dieu est avec nous, et
si la terre manque, l’eau fera son œuvre. Vive le Gueux !
XXXII
La fille vint un jour, toute pleurante, dire à Lamme et à
Ulenspiegel :
– Spelle laisse, à Meulestee, échapper pour de l’argent des
meurtriers et des larrons. Il met à mort les innocents. Mon frère
Michielkin se trouve parmi eux ! Las ! laissez-moi vous
le dire : Vous le vengerez, étant hommes. Un sale et infâme
débauché Pieter de Roose, séducteur coutumier d’enfants et de
fillettes, fit tout le mal. Las ! mon pauvre frère Michielkin
et Pieter de Roose se trouvèrent un soir, mais non à la même table,
à la taverne du
Valck
, où Pieter de Roose était fui d’un
chacun comme la peste.
« Mon frère, ne le voulant point voir en la même salle que
lui, l’appela bougre paillard, et lui ordonna de purger la
salle.
« Pieter de Roose répondit :
– Le frère d’une bagasse publique ne devrait point montrer si
haute trogne.
« Il mentait, je ne suis point publique, et ne me donne
qu’à celui qui me plaît.
« Michielkin, alors, lui jetant au nez sa pinte de
cervoise, lui déclara qu’il en avait menti comme un sale débauché
qu’il était, le menaçant, s’il ne déguerpissait, de lui faire
manger son poing jusqu’au coude.
« L’autre voulut encore parler, mais Michielkin fit ce
qu’il avait dit : il lui donna deux grands coups sur la
mâchoire et le traîna par les dents dont il mordait, jusque sur la
chaussée, où il le laissa meurtri, sans pitié.
« Pieter de Roose, guéri et ne sachant vivre solitaire,
alla
in ‘t Vagevuur
, vrai purgatoire et triste taverne, où
il n’y avait que de pauvres gens. Là aussi il fut laissé seul, même
par tout ces loqueteux. Et nul ne lui parla, sauf quelques manants
auxquels il était inconnu et quelques bélîtres vagabonds, ou
déserteurs de bande. Il y fut même plusieurs fois battu, car il
était querelleur.
« Le prévôt Spelle étant venu à Meulestee avec deux
happe-chair, Pieter de Roose les suivit partout comme chien, les
saoûlant à ses dépens, de vin, de viande, et de maints autres
plaisirs qui se payent par argent. Ainsi devint-il leur compagnon
et camarade, et il commença à agir de son méchant mieux pour
tourmenter ce qu’il détestait : c’étaient tous les habitants
de Meulestee, mais notamment mon pauvre frère.
« Il s’en prit d’abord à Michielkin. De faux témoins,
pendards avides de florins, déclarèrent que Michielkin était
hérétique, avait tenu de sales propos sur la Notre-Dame, et maintes
fois blasphémé le nom de Dieu et des saints à la
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