La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
grands vieux cerfs qui ont encore leurs
daimtiers et portent fièrement leurs bois à neuf cors ; de
mignons broquarts, qui sont leurs écuyers, trottinent à côté d’eux,
prêts à leur rendre service de leurs bois pointus. Ils vont à leur
reposée. Tourne le rouet de l’arquebuse comme je le fais moi. Tire.
Le vieux cerf est blessé. Un broquart est atteint à la
cuisse ; il fuit. Suivons-le jusqu’à ce qu’il tombe. Fais
comme moi, cours, saute et vole.
– Voilà de mon fol ami, disait Lamme, suivre des cerfs à la
course. Ne vole point sans ailes, c’est peine perdue. Tu ne les
atteindras point. Ah ! le cruel compagnon ! Crois-tu que
je sois aussi agile que toi ? Je sue, mon fils ; je sue
et vais tomber. Si le forestier te prend, tu seras pendu. Cerf est
gibier de roi, laisse-les courir, mon fils, tu ne les prendras
point.
– Viens, dit Ulenspiegel ! Entends-tu le bruit de son bois
dans le feuillage ? C’est une trombe qui passe. Vois-tu les
jeunes branches brisées, les feuilles jonchant le sol ? Il a
une nouvelle balle dans la cuisse, cette fois ; nous le
mangerons.
– Il n’est pas encore cuit, dit Lamme. Laisse courir ces pauvres
animaux. Ah ! qu’il fait chaud ! Je vais tomber là sans
doute et ne me relèverai point.
Soudain, de tous les côtés, des hommes loqueteux et armés
emplirent la forêt. Des chiens aboyèrent et se lancèrent à la
poursuite des cerfs. Quatre hommes farouches entourèrent Lamme et
Ulenspiegel et les menèrent dans une clairière, au milieu d’un
fourré, où ils virent, parmi des femmes et des enfants campés là,
des hommes en grand nombre, armés diversement d’épées, d’arbalètes,
d’arquebuses, de lances, d’épieux, de pistolets de
reiters
.
Ulenspiegel les voyant leur dit :
– Etes-vous les feuillards ou Frères du bois, que vous semblez
vivre en commun ici pour fuir la persécution ?
– Nous sommes Frères du bois, répondit un vieillard assis auprès
du feu et fricassant quelques oiseaux en un poêlon. Mais qui
es-tu ?
– Je suis, répondit Ulenspiegel, du beau pays de Flandre,
peintre, manant, noble homme, sculpteur, le tout ensemble. Et par
le monde ainsi je me promène, louant choses belles et bonnes et me
gaussant de sottise à pleine gueule.
– Si tu vis tant de pays, dit le vieil homme, tu sais
prononcer :
Schild ende Vriendt
, bouclier et ami, à
la façon de ceux de Gand, sinon tu es faux Flamand et mourras.
Ulenspiegel prononça :
Schild ende Vriendt
.
– Et toi, grosse bedaine, demanda le vieil homme, parlant à
Lamme, quel est ton métier ?
Lamme répondit :
– De manger et boire mes terres, fermes, censes et manses, de
chercher ma femme et de suivre en tous lieux mon ami
Ulenspiegel.
– Si tu voyages tant, dit le vieil homme, tu n’ignores point
comment on nomme ceux de Weert en Limbourg ?
– Je ne le sais, répondit Lamme ; mais ne me direz-vous
point le nom du vaurien scandaleux qui chassa ma femme du
logis ? Baille-le-moi, j’irai le tuer tout soudain.
Le vieil homme répondit :
– Il est en ce monde deux choses, lesquelles jamais ne
reviennent s’étant enfuies : c’est monnaie dépensée et femme
lasse qui s’envole.
Puis parlant à Ulenspiegel :
– Sais-tu, dit-il, comment on nomme ceux de Weert en
Limbourg ?
– De
raekstekers
, les exorciseurs de raies, répondit
Ulenspiegel, car un jour une raie vivante étant tombée d’un chariot
de poissonnier, de vieilles femmes, en la voyant sauter, la prirent
pour le diable. « Allons quérir le curé pour exorciser la
raie » dirent-elles. Le curé l’exorcisa, et, l’emportant, en
fit belle fricassée en l’honneur de ceux de Weert. Ainsi fasse Dieu
du roi de sang.
Dans l’entre-temps, les aboiements des chiens retentissaient en
la forêt. Les hommes armés, courant dans le bois criaient pour
effrayer la bête.
– C’est le cerf et le broquart que j’ai relancés, dit
Ulenspiegel.
– Nous les mangerons, dit le vieil homme. Mais comment
nomme-t-on ceux d’Eindhoven en Limbourg ?
–
De pinnemakers
, les verroutiers, répondit
Ulenspiegel. Un jour, l’ennemi était à la porte de leur ville, ils
la verrouillèrent avec une carotte. Les oies vinrent à grands coups
de bec goulu manger la carotte, et les ennemis entrèrent dans
Eindhoven. Mais ce seront des becs de fer qui mangeront les verrous
des prisons où l’on veut enfermer la libre conscience.
– Si Dieu est avec nous, qui sera contre… répondit le
Weitere Kostenlose Bücher