La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
vieil
homme.
Ulenspiegel dit :
– Aboiements de chien, hurlements d’hommes et branches
cassées : c’est une tempête dans la forêt.
– Est-ce de bonne viande que la viande de cerf ? demanda
Lamme regardant les fricassées.
– Les cris des traqueurs se rapprochent, dit Ulenspiegel à
Lamme ; les chiens sont tout près. Quel tonnerre ! Le
cerf ! le cerf ! garde-toi, mon fils. Fi ! la laide
bête ; elle a jeté mon gros ami par terre au milieu des
poêles, poêlons, coquasses, marmites et fricassées. Voici que les
femmes et les filles s’enfuient affolées de terreur. Tu saignes,
mon fils ?
– Tu ris, vaurien, dit Lamme. Oui, je saigne, il m’a baillé de
son bois dans le séant. Là, vois mon haut-de-chausses déchiré, et
ma viande pareillement, et par terre toutes ces belles fricassées.
Voila que je perds tout mon sang par terre.
– Ce cerf est chirurgien prévoyant ; il te sauve
d’apoplexie. répondit Ulenspiegel.
– Fi ! le vaurien sans cœur dit Lamme. Mais je ne te
suivrai plus. Je resterai ici au milieu de ces bonshommes et de ces
bonnes femmes. Peux-tu sans vergogne, être si dur à mes peines,
quand je marche sur tes talons, comme un chien, par la neige, la
gelée, la pluie, la grêle, le vent, et quand il fait chaud, suant
mon âme hors de ma peau.
– Ta blessure n’est rien. Mets-y une
olie-koekje
, ce
lui sera emplâtre de friture, répondit Ulenspiegel. Mais sais-tu
comment on nomme ceux de Louvain ? Tu l’ignores, pauvre ami.
Hé bien, je vais te le dire pour t’empêcher de geindre. On les
nomme de
koeye-schieters
, les tireurs de vaches, car ils
furent un jour assez niais pour tirer sur des vaches, qu’ils
prenaient pour des soudards ennemis. Quant à nous, nous tirons sur
les boucs espagnols, la chair en est puante, mais la peau en est
bonne pour faire des tambours. Et ceux de Tirlemont ? Le
sais-tu ? Pas davantage. Ils portent le surnom glorieux de
kirekers
. Car chez eux, dans la grande église, le jour de
la Pentecôte, un canard vole du jubé sur l’autel, et c’est l’image
de leur Saint-Esprit. Mets une
koeke-bakke
sur ta
blessure. Tu ramasses sans mot dire les coquasses et fricassées
renversées par le cerf. C’est courage de cuisine. Tu rallumes le
feu, remontes le chaudron de potage sur ses trois pieux, tu
t’occupes de la cuisson bien attentivement. Sais-tu pourquoi il y a
quatre merveilles à Louvain ? Non. Je vais te le dire.
Premièrement parce que les vivants y passent sous les morts, car
l’église Saint-Michel est bâtie près de la porte de la ville. Son
cimetière est donc au-dessus. Deuxièmement, parce que les cloches y
sont hors des tours, comme on le voit à l’église Saint-Jacques, où
il y a une grosse cloche et une petite cloche ; la petite ne
pouvant être placée dans le clocher, on l’a placée dehors.
Troisièmement, à cause de l’autel hors de l’église, car la façade
de Saint-Jacques ressemble à un autel. Quatrièmement, à cause de la
Tour-sans-Clous, parce que la flèche de l’église Sainte-Gertrude
est construite en pierre au lieu de l’être en bois, et que l’on ne
cloue point les pierres, sauf le cœur du roi de sang, que je
voudrais clouer au-dessus de la grande porte de Bruxelles. Mais tu
ne m’écoutes point. N’y a-t-il point de sel dans les sauces ?
Sais-tu pourquoi ceux de Termonde se nomment les bassinoires,
de vierpannen
? Parce qu’un jeune prince devant
coucher, en hiver, à l’auberge des
Armes de Flandre
,
l’aubergiste ne sut comment chauffer les draps, car il manquait de
bassinoire. Il fit réchauffer le lit par sa jeune fille, qui,
entendant le prince venir, s’en fut toute courante, et le prince
demanda pourquoi on n’y avait pas laissé la bassinoire. Que Dieu
fasse que Philippe, enfermé dans une boîte de fer rouge, serve de
bassinoire au lit de madame Astarté.
– Laisse-moi en repos, dit Lamme ; je me moque de toi, des
vierpannen
, de la Tour-sans-Clous et des autres
balivernes. Laisse-moi à mes sauces.
– Gare-toi, lui dit Ulenspiegel. Les aboiements ne cessent de
retentir, ils deviennent plus forts ; les chiens hurlent, le
clairon sonne. Prends garde au cerf. Tu fuis. Le clairon sonne.
– C’est la curée, dit le vieil homme ; reviens, Lamme,
auprès de tes fricassées, le cerf est mort.
– Ce nous sera un bon repas, dit Lamme. Vous m’inviterez au
festin, à cause des peines que je me donne pour vous. La sauce des
oiseaux sera bonne ; elle croque un
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