La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
peu toutefois. C’est le
sable sur lequel ils sont tombés quand ce grand diable de cerf me
déchira le pourpoint et la viande tout ensemble. Mais ne
craignez-vous point les forestiers ?
– Nous sommes trop nombreux, dit le vieil homme, ils ont peur et
ne nous inquiètent point. Il en est de même des happe-chair et des
juges. Les habitants des villes nous aiment, car nous ne faisons
point de mal. Nous vivrons encore quelque temps en paix, à moins
que l’armée espagnole ne nous enveloppe. Si cela arrive, hommes
vieux et jeunes, femmes, filles, garçonnets et fillettes, nous
vendrons chèrement notre vie et nous entretuerons plutôt que de
souffrir mille martyres sous la main du duc de sang.
Ulenspiegel dit :
– Il n’est plus temps de combattre sur terre le bourreau. C’est
sur la mer qu’il faut ruiner sa puissance. Allez du côté des îles
de Zélande, par Bruges, Heyst et Knocke.
– Nous n’avons point d’argent, dirent-ils.
Ulenspiegel répondit :
– Voici mille carolus de la part du prince. Longez les cours
d’eau, canaux, fleuves ou rivières ; quand vous verrez des
navires portant le signe J-H-S, que l’un de vous chante comme
l’alouette. Le clairon du coq lui répondra. Et vous serez en pays
ami.
– Nous le ferons, dirent-ils.
Bientôt les chasseurs, suivis des chiens, parurent traînant par
des cordes le cerf mort.
Tous alors s’assirent en rond autour du feu. Ils étaient bien
soixante hommes, femmes et enfants. Le pain fut tiré des
gibecières, les couteaux des gaines ; le cerf dépecé,
dépouillé, vidé mis à la broche avec du menu gibier. Et, à la fin
du repas Lamme fut vu ronflant, la tête penchée sur la poitrine et
dormant adossé à un arbre.
Au soir tombé, les Frères du bois rentrèrent dans des huttes
sous la terre pour dormir, ce que firent aussi Lamme et
Ulenspiegel.
Des hommes armés veillaient, gardant le camp. Et Ulenspiegel
entendait gémir sous leurs pieds les feuilles sèches.
Le lendemain il s’en fut avec Lamme, tandis que ceux du camp lui
disaient :
– Béni sois-tu ; nous irons vers la mer.
XXV
À Harlebeke, Lamme renouvela sa provision de
oliekoekjes
, en mangea vingt-sept et en mit trente dans
son panier. Ulenspiegel portait ses cages à la main. Vers le soir,
ils arrivèrent à Courtrai et descendirent à l’auberge de
In de
Bie
, à l’Abeille, chez Gillis Van den Ende, qui vint à sa
porte aussitôt qu’il entendit chanter comme l’alouette.
Là, ce fut tout sucre et tout miel. L’hôte, ayant vu les lettres
du prince, remit cinquante carolus à Ulenspiegel pour le prince et
ne voulut point être paye de la dinde qu’il leur servit ni de la
dobbel-clauwaert
dont il l’arrosa. Il le prévint aussi
qu’il y avait à Courtrai des espions du Tribunal de sang, ce
pourquoi il devait bien tenir sa langue ainsi que celle de son
compagnon.
– Nous les reconnaîtrons, dirent Ulenspiegel et Lamme.
Et ils sortirent de l’auberge.
Le soleil se couchait dorant les pignons des maisons ; les
oiseaux chantaient sous les tilleuls ; les commères jasaient
sur le seuil de leurs portes, les enfants se roulaient dans la
poussière, et Ulenspiegel et Lamme vaquaient au hasard par les
rues.
Soudain Lamme dit :
– Martin Van den Ende, interrogé par moi s’il avait vu une femme
pareille à la mienne – je lui fis sa mignonne pourtraiture, – m’a
dit qu’il y avait chez la Stevenyne, chaussée de Bruges, à l’
Arc-en-Ciel
, hors de la ville, un grand nombre de femmes
qui se réunissaient tous les soirs. J’y vais de ce pas.
– Je te retrouverai tout à l’heure, dit Ulenspiegel. Je veux
visiter la ville ; si je rencontre ta femme, je te l’enverrai
tantôt. Tu sais que le
baes
t’a recommandé de te taire, si
tu tiens à ta peau.
– Je me tairai, dit Lamme.
Ulenspiegel vaquant à l’aise, le soleil se coucha ; et le
jour tombant rapidement, Ulenspiegel arriva dans la
Pierpot-Straetje
, qui est la ruelle du Pot-de-Pierre. Là,
il entendit jouer de la viole mélodieusement ; s’approchant,
il vit de loin une forme blanche l’appelant, le fuyant et jouant de
la viole. Et elle chantait comme un séraphin une chanson douce et
lente, s’arrêtant, se retournant, l’appelant et fuyant
toujours.
Mais Ulenspiegel courait vite ; il l’atteignit et allait
lui parler, quand elle lui mit sur la bouche une main de benjoin
parfumée.
– Es-tu manant ou noble homme ? dit-elle.
– Je suis Ulenspiegel.
– Es-tu
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