La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
riche ?
– Assez pour payer un grand plaisir, pas assez pour racheter mon
âme.
– N’as-tu point de chevaux, que tu vas à pied ?
– J’avais un âne, dit Ulenspiegel, mais je l’ai laissé à
l’écurie.
– Comment es-tu seul sans ami, dans une ville
étrangère ?
– Parce que mon ami vaque de son côté, comme moi du mien,
mignonne curieuse.
– Je ne suis point curieuse, dit-elle. Est-il riche, ton
ami ?
– En graisse, dit Ulenspiegel. Finiras-tu bientôt de me
questionner ?
– J’ai fini, dit-elle, laisse-moi maintenant.
– Te laisser ? dit-il ; autant vaudrait dire à Lamme,
quand il a faim, de laisser là un plat d’ortolans. Je veux manger
de toi.
– Tu ne m’as pas vue, dit-elle. Et elle ouvrit une lanterne qui
luisit soudain, éclairant son visage.
– Tu es belle, dit Ulenspiegel. Ho ! la peau dorée, les
doux yeux, la bouche rouge, le corps mignon ! Tout sera pour
moi.
– Tout, dit-elle.
Elle le mena chez la Stevenyne, chaussée de Bruges, à l’
Arc-en-ciel
, (
in den Regen-boogh
). Ulenspiegel
vit là un grand nombre de filles portant au bras des rouelles de
couleur différente de celle de leur robe de futaine.
Celle-ci avait une rouelle de drap d’argent sur une robe de
toile d’or. Et toutes les filles la regardaient jalouses. En
entrant, elle fit un signe à la
baesine
, mais Ulenspiegel
ne le vit point : ils s’assirent à deux et burent.
– Sais-tu, dit-elle, que quiconque m’a aimée est à moi pour
toujours ?
– Belle gorge parfumée, dit Ulenspiegel, ce me serait délicieux
festin que de manger toujours de ta viande.
Soudain il aperçut Lamme en un coin, ayant devant lui une petite
table, une chandelle, un jambon, un pot de bière, et ne sachant
comment disputer son jambon et sa bière à deux filles qui voulaient
à toute force manger et boire avec lui.
Quand Lamme aperçut Ulenspiegel, il se dressa debout et sauta de
trois pieds en l’air, s’écriant :
– Béni soit Dieu, qui me rend mon ami Ulenspiegel ! À
boire,
baesine
!
Ulenspiegel, tirant sa bourse, dit :
– À boire jusqu’à la fin de ceci.
Et il faisait sonner ses carolus.
– Vive Dieu ! dit Lamme, lui prenant subtilement la bourse
dans les mains, c’est moi qui paie et non toi ; cette bourse
est mienne.
Ulenspiegel voulut de force lui reprendre sa bourse, mais Lamme
la tenait bien. Comme ils s’entre-battaient l’un pour la garder,
l’autre pour la reprendre, Lamme, parlant par saccades, dit tout
bas à Ulenspiegel :
– Ecoute : Happe-chair céans… quatre… petite salle avec
trois filles… Deux dehors pour toi, pour moi… Voulu sortir…
empêché… La gouge brocart espionne… Espionne Stevenyne !
Tandis qu’ils s’entre-battaient, Ulenspiegel écoutant bien,
s’écriait :
– Rends-moi ma bourse, vaurien !
– Tu ne l’auras point, disait Lamme.
Et ils se prenaient au cou, aux épaules, se roulant par terre
pendant que Lamme donnait son bon avis à Ulenspiegel.
Soudain le
baes
de l’Abeille entra suivi de sept hommes
qu’il semblait ne connaître point. Il chanta comme le coq, et
Ulenspiegel siffla comme l’alouette. Voyant Ulenspiegel et Lamme
s’entre-battant, le
baes
parla :
– Quels sont ces deux-là ? demanda-t-il à la Stevenyne.
La Stevenyne répondit :
– Des vauriens que l’on ferait mieux de séparer que de les
laisser ici mener si grand vacarme avant d’aller à la potence.
– Qu’il ose nous séparer, dit Ulenspiegel, et nous lui ferons
manger le carrelage.
– Oui, nous lui ferons manger le carrelage, dit Lamme.
– Le
baes
sauveur, dit Ulenspiegel à l’oreille de
Lamme.
Sur ce, le
baes
, devinant quelque mystère, se rua dans
leur bataille tête baissée. Lamme lui coula en l’oreille ces
mots :
– Toi sauveur ? Comment ?
Le
baes
fit semblant de secouer Ulenspiegel par les
oreilles et lui disait tout bas :
– Sept pour toi… hommes forts, bouchers… M’en aller… trop connu
en ville… Moi parti,
‘t is van te beven de klinkaert
… Tout
casser…
– Oui, dit Ulenspiegel, se relevant en lui baillant un coup de
pied.
Le
baes
le frappa à son tour. Et Ulenspiegel lui
dit :
– Tu tapes dru, mon bedon.
– Comme grêle, dit le
baes
, en saisissant prestement la
bourse de Lamme et la rendant à Ulenspiegel.
– Coquin, dit-il, paie-moi à boire maintenant que tu es rentré
dans ton bien.
– Tu boiras, vaurien scandaleux, répondit Ulenspiegel.
– Voyez comme il est insolent,
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