La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
feux de l’enfer ; je vendrai tout, je donnerai tout aux
pauvres et je ferai pénitence.
Ulenspiegel, voyant que la foule des bourgeois était prête à le
soutenir, sauta du chariot à la gorge de Spelle et le voulut
étrangler.
Mais le curé vint.
– Laissez-le vivre, dit-il ; mieux vaut qu’il meure de la
corde du bourreau que des doigts d’un fantôme.
– Qu’allez-vous en faire ? demanda Ulenspiegel.
– L’accuser devant le duc et le faire pendre, répondit le curé.
Mais qui es-tu ? demanda-t-il.
– Je suis, répondit Ulenspiegel, le masque de Michielkin et le
personnage d’un pauvre renard flamand qui va rentrer au terroir de
peur des chasseurs espagnols.
Dans l’entre-temps, Pieter de Roose s’enfuyait à toutes
jambes.
Et Spelle ayant été pendu, ses biens furent confisqués.
Et le roi hérita.
XXXIII
Le lendemain, Ulenspiegel marcha sur Courtray en longeant la
Lys, la claire rivière.
Lamme cheminait piteusement.
Ulenspiegel lui dit :
– Tu geins, lâche cœur regrettant la femme qui te fit porter la
couronne cornue du cocuage.
– Mon fils, dit Lamme, elle me fut toujours fidèle, m’aimant
assez comme je l’aimais trop, moi, mon doux Jésus. Un jour, étant
allée à Bruges, elle en revint changée. Dès lors, quand je la
priais d’amour, elle me disait :
– Il me faut vivre avec toi comme amie, non autrement.
Alors, triste en mon cœur :
– Mignonne aimée, disais-je, nous fûmes mariés devant Dieu. Ne
fis-je point pour toi tout ce que tu voulais ? Ne
m’accoutrai-je point maintes fois d’un pourpoint de toile noire et
d’un manteau de futaine afin de te voir, malgré les royales
ordonnances, vêtue de soie et de brocart ? Mignonne, ne
m’aimerais-tu plus ?
– Je t’aime, disait-elle, selon Dieu et ses lois, selon les
saintes discipline et pénitence. Toutefois, je te serai vertueuse
compagne.
– Il ne me chault de ta vertu, répondais-je ; c’est toi que
je veux, toi ma femme.
Hochant la tête :
– Je te sais bon, disait-elle ; tu fus jusqu’aujourd’hui
cuisinier au logis pour m’épargner les labeurs de fricassées ;
tu repassas nos draps, fraises et chemises, les fers étant trop
lourds pour moi ; tu lavas notre linge, balayas la maison et
la rue devant la porte, afin de m’épargner toute fatigue. Je veux
maintenant besogner à ta place, mais rien de plus, mon homme.
– Ce m’est tout un, répondais-je ; je serai, comme par le
passé, ta dame d’atours, ta repasseuse, ta cuisinière, ta
lavandière, ton esclave à toi, soumis ; mais, femme, ne sépare
point ces deux cœurs et corps qui ne firent qu’un ; ne romps
point ce doux lien d’amour qui nous serrait si tendrement.
– Il le faut, répondit-elle.
– Las ! disais-je, est-ce à Bruges que tu pris cette dure
résolution ?
Elle répondait :
– J’ai juré devant Dieu et ses saints.
– Qui donc, m’écriais-je, te força de faire serment de ne
remplir point tes devoirs de femme ?
– Celui qui a l’esprit de Dieu et me range au nombre de ses
pénitentes, disait-elle.
Dès ce moment, elle cessa autant d’être mienne que si c’eût été
la femme fidèle d’un autre. Je la suppliai, tourmentai, menaçai,
pleurai, priai. Mais vainement. Un soir, revenant de Blankenberghe,
où j’avais été recevoir la rente d’une de mes fermes, je trouvai la
maison vide. Fatiguée sans doute de mes prières, fâchée et triste
de mon chagrin, ma femme s’était enfuie. Où est-elle
maintenant ?
Et Lamme s’assit sur le bord de la Lys, baissant la tête et
regardant l’eau.
– Ah ! disait-il, m’amie, que vous étiez grasse, tendre et
mignonne. Trouverai-je jamais poulette comme vous ? Pot-au-feu
d’amour, ne mangerai-je plus de toi ? Où sont tes baisers
embaumant comme le thym ; ta bouche mignonne où je cueillais
le plaisir, comme l’abeille le miel à la rose ; tes bras
blancs qui m’enlaçaient caressants ? Où est ton cœur battant,
ton sein rond et le gentil frisson de ton corps de fée tout
haletant d’amour ? Mais où sont tes vieux flots, rivière
fraîche qui roules si gaiement tes nouveaux au soleil ?
XXXIV
Passant devant le bois de Peteghem, Lamme dit à
Ulenspiegel :
– Je cuis ; cherchons l’ombre.
– Cherchons, répondit Ulenspiegel.
Ils s’assirent dans le bois, sur l’herbe, et virent passer
devant eux une troupe de cerfs.
– Regarde bien, Lamme, dit Ulenspiegel en armant son arquebuse
allemande. Voici les
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