La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
juillet, Nele dit :
– J’ai les pieds mouillés ; qu’est-ce ceci ?
– Du sang, dit Ulenspiegel.
Le soir les soudards vinrent encore avec leur pain pour
six :
– Où la corde ne suffit plus, dirent-ils, le glaive fait la
besogne. Trois cents soudards et vingt-sept bourgeois qui ont pensé
s’enfuir de la ville, se promènent maintenant aux enfers avec leurs
têtes dans les mains.
Le lendemain, le sang entra de nouveau dans le cloître ;
les soudards ne vinrent point apporter le pain, mais seulement
considérer les prisonniers disant :
– Les cinq cents Wallons, Anglais et Ecossais décapités hier
avaient meilleure trogne. Ceux-ci ont faim sans doute ; mais
qui donc mourrait de faim, si ce n’est le Gueux ?
Et de fait, tous pâles, hâves, défaits, tremblants de froide
fièvre étaient là comme des fantômes.
Le seize août, à cinq heures du soir, les soudards entrèrent
riant et leur donnèrent du pain, du fromage et de la bière. Lamme
dit :
– C’est le festin de mort.
À dix heures, quatre enseignes vinrent ; les capitaines
firent ouvrir les portes du cloître, ordonnant aux prisonniers de
marcher quatre par quatre à la suite des fifres et tambours,
jusqu’à l’endroit où on leur dirait de s’arrêter. Certaines rues
étaient rouges ; et ils marchèrent vers le Champ de
potences.
Par ci, par là, des flaques de sang tachaient les
prairies ; il y avait du sang tout autour des murailles. Les
corbeaux venaient par nuées de tous cotés ; le soleil se
cachait dans un lit de vapeurs, le ciel était clair encore, et dans
sa profondeur s’éveillaient timides, les étoiles. Soudain, ils
entendirent des hurlements lamentables.
Les soldats disaient :
– Ceux qui crient là sont les Gueux du fort de Fuycke, hors la
ville, on les laisse mourir de faim.
– Nous aussi, dit Nele, nous allons mourir. Et elle pleura.
– Les cendres battent sur mon cœur, dit Ulenspiegel.
– Ah ! dit Lamme en flamand, – les soldats de l’escorte
n’entendaient point ce fier langage – ah ! dit Lamme, si je
pouvais tenir ce duc de sang et lui faire manger, jusqu’à ce que la
peau lui crevât, tous et toutes cordes, potences, bancs, chevalets,
poids et brodequins ; si je pouvais lui faire boire le sang
répandu par lui, et qu’il sortît de sa peau déchirée et de ses
tripes ouvertes des éclats de bois, des morceaux de fer, et qu’il
ne rendit pas encore l’âme, je lui arracherais le cœur de la
poitrine et le lui ferais manger cru et venimeux. Alors, pour sûr,
tomberait-il de vie à trépas dans l’abîme de soufre, où puisse le
diable le lui faire manger et remanger sans cesse. Et ainsi pendant
la toute longue éternité.
–
Amen
, dirent Ulenspiegel et Nele.
– Mais ne vois-tu rien ? dit-elle.
– Non, dit-il.
– Je vois à l’occident, dit-elle, cinq hommes et deux femmes
assis en rond. L’un est vêtu de pourpre et porte une couronne d’or.
Il semble le chef des autres, tous loqueteux et guenillards. Je
vois du côté de l’orient venir une autre troupe de sept :
quelqu’un aussi les commande, qui est vêtu de pourpre sans
couronne. Et ils viennent contre ceux de l’occident. Et ils se
battent contre eux dans le nuage ; mais je n’y vois plus
rien.
– Les Sept, dit Ulenspiegel.
– J’entends, dit Nele, près de nous dans le feuillage, une voix
comme un souffle disant :
Par la guerre et par le feu,
Par les piques et par les glaives,
Cherche
Dans la moût et dans le sang,
Dans les ruines et les larmes,
Trouve.
– D’autres que nous délivreront la terre de Flandre, répondit
Ulenspiegel. La nuit se fait noire, les soudards allument des
torches. Nous sommes près du Champ de potences. Ô douce aimée
pourquoi m’as-tu suivi ? N’entends-tu plus rien,
Nele ?
– Si, dit-elle, un bruit d’armes dans les blés. Et là, au-dessus
de cette côte, surmontant le chemin où nous entrons, vois-tu
briller sur l’acier la rouge lueur des torches ? Je vois des
points de feu des mèches d’arquebuse. Nos gardiens dorment-ils, ou
sont-ils aveugles ? Entends-tu ce coup de tonnerre ?
Vois-tu les Espagnols tomber percés de balles ?
Entends-tu : « Vive le Gueux ! » ? Ils
montent courant le sentier, la pique en avant ; ils descendent
avec des haches le long du coteau. Vive le Gueux !
– Vive le Gueux ! crient Lamme et Ulenspiegel.
– Tiens, dit Nele, voici des soldats qui nous donnent des armes.
Prends, Ulenspiegel, mon aimé. Vive le
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