La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
cri des ventres vides.
Ecoute-moi, je le veux.
Et il le fouetta bien amèrement. L’âne se prit à braire.
– Venons-nous-en maintenant que tu as chanté, dit
Ulenspiegel.
Mais l’âne ne bougeait pas plus qu’une borne et semblait avoir
formé le projet de manger jusqu’au dernier tous les chardons de la
route. Et il n’en manquait point.
Ce que voyant Ulenspiegel, il mit pied à terre, coupa un bouquet
de chardons, remonta sur son âne, lui mit le bouquet sous la
gueule, et le mena par le nez jusque sur les terres du landgrave de
Hesse.
– Monsieur du baudet, disait-il cheminant, tu cours derrière mon
bouquet de chardons, maigre pâture, et laisses derrière toi le beau
chemin tout rempli de ces plantes friandes. Ainsi font tous les
hommes, flairant, les uns le bouquet de gloire que Fortune leur met
sous le nez, les autres le bouquet de gain, d’aucuns le bouquet
d’amour. Au bout du chemin, ils s’aperçoivent comme toi avoir
poursuivi ce qui est peu, et laissé derrière eux ce qui est quelque
chose, c’est-à-dire santé, travail, repos et bien-être au
logis.
Devisant de la sorte avec son baudet, Ulenspiegel vint devant le
palais du landgrave.
Deux capitaines d’arquebusiers jouaient aux dés sur
l’escalier.
L’un des deux, qui était roux de poil et de stature gigantesque,
avisa Ulenspiegel se tenant modestement sur Jef et les regardant
faire.
– Que nous veux-tu, dit-il, face affamée et
pèlerinante ?
– J’ai grand’faim, en effet, répondit Ulenspiegel et pèlerine
contre mon gré.
– Si tu as faim, repartit le capitaine, mange par le cou la
corde qui se balance à la potence prochaine destinée aux
vagabonds.
– Messire capitaine, répondit Ulenspiegel, si vous me donniez le
beau cordon tout d’or que vous portez au chapeau, j’irais me pendre
avec les dents à ce gras jambon qui se balance là-bas chez le
rôtisseur.
– D’où viens-tu ? demanda le capitaine.
– De Flandre, répondit Ulenspiegel.
– Que veux-tu ?
– Montrer à Son Altesse Landgraviale une peinture de ma
façon.
– Si tu es peintre et de Flandre, dit le capitaine, entre céans,
je te vais mener près de mon maître.
Etant venu auprès du landgrave, Ulenspiegel le salua trois fois
et davantage.
– Que Votre Altesse, dit-il, daigne excuser mon insolence d’oser
venir à ses nobles pieds déposer une peinture que je fis pour elle,
et où j’eus l’honneur de pourtraire madame la Vierge en atours
impériaux.
Cette peinture, poursuivit-il, lui agréera peut-être et, en ce
cas, j’outrecuide assez de mon savoir-faire pour espérer de hausser
mon séant jusqu’à ce beau fauteuil de velours vermeil, où se
tenait, en sa vie, le peintre à jamais regrettable de Sa
Magnanimité.
Le sire landgrave ayant considéré la peinture qui était
belle :
– Tu seras, dit-il, notre peintre, sieds-toi là sur le
fauteuil.
Et il le baisa sur les deux joues joyeusement. Ulenspiegel
s’assit.
– Te voilà bien loqueteux, dit le sire landgrave, le
considérant.
Ulenspiegel répondit :
En effet, Monseigneur, Jef, c’est mon âne, dîna de chardons,
mais moi, depuis trois jours, je ne vis que de misère et ne me
nourris que de fumée d’espoir.
– Tu souperas tantôt de meilleure viande, répondit le landgrave,
mais où est ton âne ?
Ulenspiegel répondit :
– Je l’ai laissé sur la Grand’Place, vis-à-vis le palais de
Votre Bonté ; je serais bien aise si Jef avait pour la nuit
gîte, litière et pâture.
Le sire landgrave manda incontinent à l’un de ses pages de
traiter comme sien l’âne d’Ulenspiegel.
Bientôt vint l’heure du souper qui fut comme noces et festins.
Et les viandes de fumer et les vins de pleuvoir dans les
gosiers.
Ulenspiegel et le landgrave étant tous deux rouges comme braise,
Ulenspiegel entra en joie, mais le landgrave demeurait pensif.
– Notre peintre, dit-il soudain, il me faudra pourtraire, car
c’est une bien grande satisfaction, à un prince mortel, de léguer à
ses descendants la mémoire de sa face.
– Sire landgrave, répondit Ulenspiegel, votre plaisir est ma
volonté, mais il me semble à moi chétif que, pourtraite toute
seule, Votre Seigneurie n’aura pas grande joie dans les siècles à
venir. Il lui faut être accompagnée de sa noble épouse, Madame la
Landgravine, de ses dames et seigneurs, de ses capitaines et
officiers les plus guerriers, au milieu desquels Monseigneur et
Madame rayonneront comme deux soleils au milieu
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