LA LETTRE ÉCARLATE
négligé de remplir un seul de mes devoirs publics. »
Triste, en vérité, qu’avec un sens aussi aigu de l’analyse de soi, ce pauvre pasteur pût se duper aussi misérablement !
Nous avons dit et aurons peut-être encore à dire sur lui des choses pires, mais aucune, nous en avons peur, ne saurait être marquée au coin d’une aussi déplorable faiblesse. Nous n’aurons à fournir nulle preuve à la fois aussi légère et aussi indéniable du mal subtil qui depuis longtemps avait commencé de s’attaquer au fond même de son caractère. Nul homme, pendant un laps de temps considérable, ne peut avoir deux visages : un qu’il se présente à lui-même, un autre qu’il présente à la foule, sans finir par s’embrouiller au point de ne plus savoir quel est le vrai.
Le bouillonnement de ses impressions prêta au Révérend Dimmesdale une énergie inaccoutumée qui le précipita à rapide allure vers la ville. Il lui semblait que le sentier était plus sauvage, moins dégagé d’obstacles naturels, moins foulé par le pied de l’homme qu’il ne l’avait trouvé à l’aller. Mais il franchissait les endroits bourbeux, fonçait à travers les buissons de ronces, plongeait dans les descentes, surmontait, enfin, toutes les difficultés avec une ardeur infatigable qui le stupéfiait. Il ne pouvait s’empêcher de se souvenir des efforts, des arrêts pour reprendre du souffle, qu’il lui avait fallu multiplier pour avancer sur ce même chemin deux jours auparavant. Comme il approchait de la ville, il eut l’impression d’un changement dans la série des spectacles familiers qui se présentèrent à lui. Il lui semblait qu’il n’y avait pas deux jours, mais des jours et des jours et même des années et des années qu’il s’en était éloigné. La rue suivait bien cependant la direction dont il se souvenait, les maisons présentaient à ses yeux les mêmes particularités : ni plus ni moins de pignons ; une girouette, partout où sa mémoire en évoquait une. Cette importune impression de changement s’imposait pourtant malgré tout. Il en allait de même pour les personnes de connaissance qui venaient à passer et pour toutes les formes humaines, bien connues, de la petite ville. Elles ne paraissaient ni plus ni moins âgées. Les barbes des vieux n’étaient pas plus blanches, l’enfançon, en lisières l’avant-veille, ne marchait pas tout seul aujourd’hui. Il était impossible au pasteur de définir à quel point de vue tous les gens étaient différents de ceux qu’il avait aperçus en s’éloignant de la ville et, cependant, quelque chose de profondément enfoncé en lui persistait à lui signaler une transformation. Une impression du même genre le frappa encore plus remarquablement comme il suivait les murs de sa propre église. Le bâtiment avait un air à la fois si étrange et si familier que l’esprit du Révérend Dimmesdale oscillait entre deux explications : ou il n’avait jusqu’ici vu son église qu’en rêve, ou il rêvait seulement d’elle maintenant.
Ce phénomène et ses manifestations diverses n’indiquaient nulle modification extérieure mais un changement chez le spectateur de ces scènes familières – un changement si subit et si important que l’espace d’un seul jour avait agi sur sa vie intérieure comme un intervalle de plusieurs années. La volonté même du pasteur, la volonté d’Hester et le destin qui s’élaborait entre eux deux avaient opéré cette transformation. C’était la même ville que devant, mais celui qui revenait de la forêt n’était point le même homme. Il aurait pu dire aux amis qui le saluaient : « Je ne suis pas l’homme pour lequel vous me prenez : cet homme-là, je l’ai laissé dans la forêt, au creux d’un petit vallon, à côté d’un tronc d’arbre moussu et d’un ruisseau mélancolique ! Allez à la recherche de votre pasteur et vous verrez si, avec ses joues maigres, son front blêmi que la souffrance alourdit et ride, il n’a pas été jeté là-bas comme un vêtement dont on ne veut plus ! » Ses amis auraient, sans doute aucun, protesté : « Tu es toi-même cet homme. » Mais ce sont eux qui se seraient trompés, non pas lui.
Avant que le Révérend Dimmesdale eût atteint son logis, il se donna à lui-même d’autres preuves de la révolution qui venait de s’opérer dans ses sentiments et ses pensées. En vérité, rien de moins qu’un total changement de dynastie et de loi morale
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