La Liste De Schindler
religion avec une très grande ferveur. Ses robes dominicales avaient fini par s’imprégner de l’odeur d’encens brûlé à profusion dans l’église Saint-Maurice au cours des messes, vêpres et complies. Il est vrai que Hans Schindler était le type d’homme qui pousse une épouse à la béatification. Il aimait le cognac. Il fréquentait les cafés. Un bon vivant, quoi, dont l’haleine trahissait souvent une forte consommation de liqueurs coûteuses et d’excellents tabacs.
Les Schindler s’étaient installés dans une grande maison moderne, entourée d’un jardin, assez éloignée de la zone industrielle. Oskar avait une sœur, Elfriede. C’est à peu près tout ce que l’on sait de la famille à l’époque, sinon que Frau Schindler se désespérait de voir que le fils, comme le père, négligeait ses devoirs religieux.
C’était, je crois, une maison heureuse. Les rares confidences d’Oskar sur son enfance en font foi. Il a évoqué les sapins du jardin baignés de soleil, les pruniers chargés de fruits pendant l’été, les messes qu’il escamotait sans toutefois se sentir pécheur. Parfois, on lui accordait la permission de sortir la voiture du garage et de s’initier, dans le jardin, aux facéties du carburateur. Et il passait un temps appréciable à se construire une motocyclette, le fin du fin à l’époque.
Oskar avait rencontré à l’école quelques camarades de familles juives bourgeoises, pas ces juifs orthodoxes, pratiquants, portant papillotes, mais des gens qui se sentaient aussi allemands que lui. Sigmund Freud, à peine plus âgé que le père d’Oskar, né à quelque distance de là, appartenait à ce même type de familles juives.
L’enfance d’Oskar a-t-elle été prémonitoire de son destin? A-t-il pris la défense d’un petit copain juif maltraité par ses camarades de classe sur le chemin de l’école ? Rien n’est moins sûr. Et d’ailleurs, nous préférons n’en rien savoir. D’autant que cela ne prouverait rien. Himmler, dans un de ses discours, n’avait-il pas dénoncé le fait que chaque Allemand avait un ami juif ? « Le peuple juif doit être annihilé… c’est ce que disent tous les membres de notre parti. Bien sûr, c’est dans notre programme : élimination des juifs, extermination, on s’en occupera. Seulement, il y a un problème : quatre-vingts millions de bons Allemands ont chacun leur “bon” juif. Evidemment, tous les autres juifs sont des porcs, et ils le savent, mais celui-là, c’est le leur… l’exception. »
Voyons ce qu’il en était chez les Schindler. Leur «bon» juif à eux, c’était leur voisin, le Dr Félix Kanter, un rabbin de la nouvelle école, disciple d’Abraham Geiger, un des prophètes de l’émancipation qui ne voyait aucune incompatibilité, bien au contraire, entre le fait d’être à la fois allemand et juif. Le rabbin Kanter s’habillait à l’occidentale, parlait l’allemand chez lui et préférait appeler le lieu de prière « temple » plutôt que « synagogue ». Les médecins, ingénieurs ou propriétaires de filature qui composaient sa communauté religieuse ne manquaient jamais de vanter, auprès des étrangers, les mérites de l’œcuménisme de leur pasteur : « Le Dr Kanter, notre rabbin, écrit des articles pour les journaux juifs de Prague et de Brno, mais également pour bien d’autres quotidiens non juifs. »
Les deux enfants du rabbin allaient à la même école que le fils de leur voisin. Ils étaient sans doute assez brillants pour espérer devenir plus tard – fait assez rare pour des juifs – professeurs à l’université allemande de Prague. Les gamins des deux familles, en culottes courtes, jouaient ensemble, et le bon rabbin a dû penser plus d’une fois qu’il était dans le vrai, que dans ce petit monde pénétré de culture germanique, les relations entre communautés de religions différentes se développaient aussi harmonieusement que l’avaient prédit ses maîtres à penser. Oui, le rabbin ne pouvait que se féliciter du climat de l’époque : une vie équilibrée, des voisins amicaux et confiants (n’avait-il pas entendu Herr Schindler proférer en sa présence quelques remarques désobligeantes sur certains membres du gouvernement tchécoslovaque ?). Pénétrés de culture hébraïque, mais à l’écoute du monde moderne, le rabbin et sa communauté se sentaient à la fois dans le siècle et dans l’Histoire. Fervents mais pas militants,
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