La Liste De Schindler
que le cheval était un poney et que les étriers sur lesquels reposaient les jambes arquées de l’officier touchaient presque terre. L’homme avait dû passer par des moments pénibles pour arriver enfin à libérer Brinnlitz : son uniforme était rapiécé, la bretelle de cuir de son fusil, sans doute rongée par la sueur et les intempéries, avait été remplacée par une cordelette, comme les rênes du poney. Le teint clair et l’aspect physique du jeune officier cadraient parfaitement avec l’idée que se sont toujours faite les Polonais des Russes : à la fois terriblement différents d’eux, et terriblement familiers.
Après quelques échanges en charabia polono-russe, il pénétra dans la cour tandis que la rumeur de son arrivée circulait dans les étages. Dès qu’il fut descendu de cheval, Mme Krumholz se précipita pour l’embrasser. Il sourit et demanda une chaise.
Il se jucha dessus pour dominer le groupe qui grossissait rapidement et entreprit de faire en russe un petit discours approprié à l’événement dont Moshe Bejski comprit l’essentiel. Ils venaient d’être libérés par la glorieuse armée soviétique. Ils étaient libres de se rendre en ville et d’aller, en fait, où bon leur semblait. Dans le paradis soviétique, on ne faisait pas la différence entre juifs et gentils, entre hommes et femmes, entre libérateurs et libérés. Les prisonniers ne devraient pas exercer de représailles contre leurs anciens oppresseurs. Les Alliés se chargeraient de les punir dans les règles. Ce qui comptait, c’était d’avoir enfin recouvré la liberté.
Il descendit de son perchoir et sourit pour indiquer qu’après ce petit discours formel, il était prêt à répondre aux questions. Quand, au bout d’un moment, il annonça dans un yiddish hésitant qu’il était lui-même un juif, la conversation prit une tournure tout à fait amicale.
— Vous êtes allé en Pologne ? demanda Bejski.
— Oui, j’en arrive.
— Est-ce qu’il y a encore des juifs là-bas ?
— Je n’en ai vu aucun.
Les prisonniers, en cercle, traduisaient la conversation et la relayaient au profit des plus éloignés.
— D’où êtes-vous ? demanda l’officier à Bejski.
— De Cracovie.
— J’étais à Cracovie il y a quinze jours.
— Et Auschwitz ? Vous savez quelque chose ?
— J’ai entendu dire qu’il y avait encore quelques juifs à Auschwitz.
Les prisonniers étaient pensifs. Le Russe était en train de leur faire le portrait d’une Pologne complètement vide. Cracovie serait-elle devenue un désert ?
— Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous ? demanda l’officier.
Ils avaient besoin de nourriture et le Russe leur dit qu’il pourrait sans doute leur procurer avant la nuit une charrette de pain et peut-être un peu de viande de cheval.
— Mais vous devriez aller voir ce qu’ils ont en ville, suggéra l’officier.
Pour la plupart d’entre eux, cette proposition de sortir du camp et d’aller faire des emplettes en ville paraissait encore tout à fait inimaginable.
Les plus jeunes d’entre eux, comme Pemper et Bejski, suivirent l’officier qui s’apprêtait à repartir. Ils voulaient en savoir plus. S’il n’y avait plus de juifs en Pologne, ils n’avaient plus nulle part où aller. Ils ne s’attendaient pas à ce que l’autre leur donne des instructions, mais au moins pourrait-il peut-être leur indiquer ce qu’il fallait faire ? Le Russe hochait la tête dubitativement en détachant les rênes de son poney.
— Je ne sais pas, finit-il par dire. Je ne sais vraiment pas où vous devriez aller. N’allez pas vers l’est, en tout cas. Ça, je peux vous le dire. Mais n’allez pas vers l’ouest non plus.
Il se remit, lentement, à détacher les rênes, avant d’ajouter :
— Ils ne vous aiment pas. Nulle part.
Les prisonniers finirent par se décider à aller voir ce qui se passait dans le monde extérieur. Les jeunes furent les premiers à oser. Le lendemain de la libération, Danka Schindel gravit la petite colline située de l’autre côté de l’usine. Les fleurs commençaient à sortir de terre et elle pouvait apercevoir dans le ciel les premiers vols d’oiseaux migrateurs venant d’Afrique. Danka s’allongea sur l’herbe pour mieux apprécier la douceur et les senteurs printanières. Elle resta là si longtemps que ses parents furent pris d’inquiétude en se demandant si elle n’était pas allée au
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