La Liste De Schindler
il n’arrivait pas à se départir et qui lui avait fait oublier qu’on ne caresse pas une femme juive. Philip, fatigué par les mines outragées de son interlocuteur, finit par s’allonger sur sa paillasse.
Oskar voulait boire. Un petit peu de remontant aiderait à faire passer le temps. Si le Standartenführer n’était pas un mouton, sa compagnie n’en serait que plus agréable. Et si c’en était un, peut-être finirait-il par se couper. Oskar prit un billet de dix zlotys et y inscrivit plusieurs noms suivis de numéros de téléphone. Il y avait plus de noms que la dernière fois ; une douzaine, en fait. Il prit quatre autres billets, les plia soigneusement dans la paume de sa main, se dirigea vers la porte et frappa contre le judas. Le visage d’un sous-officier SS quadragénaire, l’allure grave, apparut derrière la lucarne. Il n’avait pas l’air du type à exécuter les corvées de bois ou à casser les reins d’un Polonais d’un coup de botte. Mais sait-on jamais, avec les tortionnaires ? Certains d’entre eux n’avaient-ils pas l’allure anodine d’un bon curé de campagne ?
— Serait-il possible de se faire apporter cinq bouteilles de vodka ? demanda Oskar.
— Cinq bouteilles, monsieur ? s’étonna le sous-officier.
Il avait pris le ton de celui qui s’adresse à un jeune homme manifestement peu habitué à commander des boissons. Il semblait également réfléchir à l’éventualité de devoir faire un rapport à ses supérieurs.
— Le général et moi-même aimerions avoir chacun une bouteille pour nous délier la langue, dit Oskar. Quant au reste, j’espère que vous et vos collègues l’accepterez avec mes compliments. Je suppose, ajouta Oskar, qu’un homme de votre rang est en mesure de pouvoir donner quelques coups de téléphone de routine pour le compte d’un prisonnier. Les numéros inscrits là… Oui, sur le billet. Ne vous donnez pas la peine de les appeler vous-même. Mais donnez-les à ma secrétaire, n’est-ce pas ? C’est la première sur la liste.
— Ce sont de gros bonnets, murmura le sous-officier.
— Vous êtes cinglé, dit Philip à Oskar. Ils vont vous fusiller pour tentative de corruption.
Oskar s’allongea, apparemment très à l’aise.
— C’est aussi stupide que d’embrasser une juive, dit Philip.
— On verra bien, répondit Oskar, moins tranquille qu’il n’apparaissait.
Le sous-officier réapparut enfin avec les deux bouteilles, une pile de chemises et de linge de corps, quelques livres et une bouteille de vin, le tout ficelé par Ingrid dans l’appartement de la Straszewskiego et déposé au portail de Montelupich. Philip et Oskar passèrent une bonne soirée, encore qu’un garde dût cogner de temps à autre sur la porte blindée pour faire cesser leurs chants. L’alcool semblait avoir ajouté une dimension supplémentaire à la cellule et un regain aux délires du Standartenführer. Schindler, malgré tout, ne pouvait s’empêcher de tendre l’oreille, à l’affût des gémissements qui pourraient provenir de l’étage supérieur ou des coups secs d’un message en morse frappés par le prisonnier de la cellule voisine. Une seule fois, la vraie nature de l’endroit parvint à dissiper les vapeurs d’alcool. Philip venait de découvrir près de son lit de camp, à demi cachés par la paillasse, quelques mots écrits à l’encre rouge. Son polonais laissait un peu à désirer. Aussi lui fallut-il un petit moment pour déchiffrer le message.
— « Mon Dieu, traduisit-il, pourquoi m’ont-ils autant frappé ? » Nous vivons une époque merveilleuse, n’est-ce pas, mon ami Oskar ?
Au petit matin, Schindler s’éveilla la tête claire. La gueule de bois, ce n’était pas son genre, et il se demandait toujours pourquoi certaines personnes en faisaient un tel cirque. Philip, en revanche, était blanc. Il se sentait déprimé. On vint le chercher au cours de la matinée et il ne reparut que pour reprendre ses affaires. Il devait passer en cour martiale cet après-midi même, mais comme il avait reçu une nouvelle affectation dans le camp d’entraînement du Stutthof, il pensait qu’on n’allait pas le fusiller pour désertion. Il ramassa sa capote et quitta la cellule, la tête farcie de ce qu’il allait bien pouvoir dire pour expliquer son escapade polonaise. Oskar, resté seul, passa sa journée avec un livre de Karl May qu’Ingrid lui avait envoyé. Lecture entrecoupée dans
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