La Liste De Schindler
ghetto s’accrochèrent à l’idée qu’ils avaient trouvé un havre, exigu peut-être, mais durable. Il est vrai que l’été 1941 avait accrédité cette notion. Le ghetto avait son bureau de poste et même ses timbres. Si le journal édité dans le ghetto ne publiait guère que les édits promulgués au château de Wawel ou au siège de la Gestapo, au moins existait-il. On avait ouvert un restaurant rue Lwowska, où les frères Rosner, revenus sains et saufs de la campagne, jouaient du violon et de l’accordéon. On avait même pensé un moment que des écoles allaient ouvrir, des orchestres se constituer, que les traditions juives allaient continuer à se transmettre sur les places publiques, dans les échoppes d’artisans ou dans les lieux de rencontre des vieux intellectuels. Les bureaucrates SS de la rue Pomorska n’avaient pas encore décidé que ce genre de ghetto n’était pas seulement une vue de l’esprit, mais une insulte au sens de l’Histoire.
Aussi, quand l’Untersturmführer Brandt administra une sévère correction à coups de cravache à Arthur Rosenzweig, président du Judenrat, c’était moins pour le punir d’un acte délictueux que pour le corriger de son optimisme incurable qui lui faisait envisager le ghetto comme un endroit où l’on pouvait s’installer d’une façon permanente. Il fallait désormais qu’on le sache : le ghetto, ce n’était guère plus qu’une gare de triage ceinte de murs. Tout ce qui aurait pu encourager une vision différente des choses avait été aboli en 1942.
La différence avec les ghettos que les vieilles gens se remémoraient avec un brin d’affection était maintenant tangible. Les musiciens professionnels n’avaient plus leur place en cet endroit. D’ailleurs, il n’y avait plus de professions. Henry Rosner avait dû trouver un travail au mess de la Luftwaffe, sur la base aérienne. Le chef des popotes, un garçon rigolard, prénommé Richard, qui avait trouvé dans la supervision des préparations culinaires et dans la confection des cocktails un refuge contre les maux du siècle, s’était pris d’amitié pour lui. Il s’entendait si bien avec Henry Rosner qu’il le chargeait d’aller chercher la paye des cuistots de l’autre côté de la ville – impossible de faire confiance à un Allemand, disait Richard. Le dernier avait filé en Hongrie avec le magot de la paye.
Richard, comme tout barman qui se respecte, savait prêter l’oreille et s’attirer les confidences de ses clients. Le 1er juin, il se rendit au ghetto accompagné de sa petite amie, une Volksdeutsche portant une cape très romantique censée sans doute la protéger des imprévibles orages de juin. Le travail de Richard lui avait donné l’occasion de se lier d’amitié avec des policiers, dont le Wachtmeister Oswald Bosko qui lui avait accordé la permission de pénétrer dans le ghetto bien que ce lui fût officiellement interdit. Une fois à l’intérieur, il n’eut guère de mal à trouver l’adresse de Henry Rosner qui fut tout surpris de le voir. Il l’avait quitté quelques heures auparavant, et voici qu’il le retrouvait ici, avec son amie, tous deux habillés de pied en cap. Henry ne put s’empêcher de penser que l’époque était vraiment bizarre.
Au cours des deux derniers jours, les habitants du ghetto avaient , dû faire la queue rue Jozefinska, devant l’immeuble qui avait abrité la Banque polonaise des dépôts, pour y obtenir leurs cartes d’identité. Si vous aviez un peu de chance, les fonctionnaires allemands apposaient un macaron bleu près de votre photo en sépia sur la Kennkarte jaune barrée d’un gros « J ». Ceux qui avaient le Blauschein brandissaient leur carte à la sortie comme si ce macaron leur donnait le droit de respirer à nouveau. Les employés du mess de la Luftwaffe, du garage de la Wehrmacht, de l’entreprise Madritsch, de la DEF d’Oskar Schindler ou de l’usine du Progrès l’avaient obtenu sans difficulté. Pour les autres, la question se posait : étaient-ils encore citoyens de quelque chose, fût-ce du ghetto ?
Richard émit l’idée que le jeune Olek Rosner devrait venir s’installer dans l’appartement de son amie. Manifestement, il était au courant de certaines rumeurs qui avaient circulé dans le mess.
— Il ne peut quand même pas quitter le ghetto comme ça, simplement en franchissant le portail, s’inquiétait Henry.
— Aucun problème, c’est réglé avec Bosko, dit
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