La Liste De Schindler

tous les bureaux et les ateliers. Oskar Schindler, le célèbre industriel, semblait vouloir remercier le ciel de tous les bienfaits qui lui avaient été accordés.
    Schindler commença la journée en sortant de son bureau avec trois bouteilles de cognac sous les bras pour trinquer avec les ingénieurs, les comptables et les dessinateurs. Les employés des services comptables et du personnel eurent droit à une distribution de cigarettes qui s’étendit bientôt aux ouvriers de l’usine. On découpa un gâteau, expédié d’une pâtisserie voisine, sur le bureau de Klonowska. Des délégations de travailleurs juifs et polonais vinrent le féliciter dans son bureau et il embrassa avec ferveur une jeune fille appelée Kucharska, dont le père avait été un membre honorable de la Chambre des députés polonaise avant la guerre. Il y eut bientôt un défilé ininterrompu dans le bureau : employées juives faisant la risette, travailleurs serrant la main du patron et même Stern, désormais employé aux Chantiers du progrès, qui était venu spécialement pour serrer la main d’Oskar et qui se retrouva dans ses bras.
    Cet après-midi-là, un employé malintentionné – peut-être le même qui avait déjà dénoncé Schindler – prit contact avec la rue Pomorska pour dire que le patron faisait fi des lois raciales en vigueur. Ses livres de comptes pouvaient apparaître corrects, mais cela l’autorisait-il à embrasser des femmes juives ?
    Il fut une seconde fois arrêté. Et cette fois-ci, d’une manière moins bon enfant que la précédente. Le matin du 29 avril, une Mercedes blanche bloqua l’entrée de l’usine et deux hommes de la Gestapo, l’air sévère, se portèrent à sa rencontre alors qu’il traversait la cour de l’usine. Il était accusé de violation des lois raciales en vigueur. Il devait les suivre. Et pas question de se rendre à son bureau d’abord.
    —  Vous avez un mandat d’arrêt ? demanda-t-il.
    —  Aucun besoin d’un mandat.
    Schindler leur sourit. Ces messieurs devraient comprendre que s’ils l’emmenaient sans mandat, ils pourraient avoir à le regretter.
    Il avait dit cela sans se départir de sa bonne humeur, mais il sentait bien dans leur attitude qu’il n’était plus question de jouer la même comédie qu’au cours de sa détention précédente. Il s’agissait la dernière fois de problèmes d’astuces comptables et rien de plus. Mais là Schindler devait répondre de violation de lois grotesques, de lois diaboliques élaborées dans un chaudron de sorcière.
    —  Eh bien, nous prenons ce risque, déclara un des deux hommes.
    En tout cas, ces hommes semblaient sûrs d’eux. Schindler ne pouvait s’empêcher de constater l’indifférence totale qu’ils manifestaient à son égard, lui qui était pourtant un homme d’une certaine notoriété et dont on venait à peine de célébrer les trente-quatre ans.
    —  Par un si beau matin de printemps, dit-il, je peux toujours m’accorder quelques heures de balade en auto.
    Il tentait de se rassurer en se disant qu’ils allaient le placer à nouveau dans une de ces cellules confortables de Pomorska. Mais quand il vit la voiture s’engager à droite sur Kolejowa, il sut que, cette fois-ci, il aurait droit à la prison de Montelupich.
    —  J’aimerais parler avec un avocat, dit-il.
    —  En temps voulu, répondit le conducteur.
    Oskar s’était laissé dire par un de ses compagnons de virées nocturnes que des cadavres en provenance de Montelupich étaient envoyés régulièrement à l’Institut d’anatomie de l’université de Jagiellon.
    Les murs de la prison s’étendaient sur tout un quartier, et il pouvait voir de l’arrière de la Mercedes la sinistre monotonie des fenêtres des troisième et quatrième étages. Après être passés sous l’arche de la porte d’enceinte, ils se retrouvèrent dans un bureau où un garde SS se mit à chuchoter comme si le bruit de sa voix risquait de se répercuter en écho le long des étroits corridors. Ils prirent son argent de poche en l’assurant toutefois qu’ils le lui rendraient à raison de cinquante zlotys par jour. Non, déclarèrent ses nouveaux geôliers, l’heure n’était pas encore venue d’appeler un avocat.
    Ils quittèrent le bureau sous bonne escorte. Dans les couloirs, Schindler tendait l’oreille comme s’il s’attendait à entendre des cris filtrer à travers les judas des cellules. Il dut descendre un escalier et s’engager dans