La Liste De Schindler
l’après-midi par la visite de son avocat, un Sudetendeutscher qui avait ouvert un cabinet à Cracovie deux ans auparavant. La conversation lui remonta le moral. La cause de sa détention était bien celle qu’on lui avait signifiée. Mais ils allaient prendre le prétexte de ses effusions interraciales pour le garder en prison le temps de mener une enquête sur ses affaires.
— Ça finira probablement au tribunal SS, lui dit l’avocat. Et ils vous demanderont pourquoi vous n’êtes pas dans l’armée.
— La raison est évidente, dit Oskar. Je produis dans un secteur industriel essentiel à l’effort de guerre. Le général Schindler pourra vous le dire.
Oskar était un lecteur appliqué. Le livre de Karl May – la complicité qui se développait peu à peu entre le chasseur et le vieil Indien sage sur fond de Far West – le réconfortait. Il avait tout son temps pour lire. Il lui faudrait peut-être attendre une semaine avant d’être traduit devant un tribunal. L’avocat pensait que le président du tribunal prononcerait un réquisitoire sur la conduite indécente d’un représentant de la race germanique et qu’il serait condamné à une forte amende. Qu’il en soit ainsi. Il ferait preuve d’un peu plus de discernement à l’avenir.
Le matin du cinquième jour, alors qu’il venait tout juste de terminer le demi-litre d’ersatz de café servi pour le petit déjeuner, un sous-officier accompagné de deux gardes vint le chercher. On le conduisit à l’étage au-dessus, dans un des bureaux de l’entrée. Il y trouva un homme qu’il avait déjà rencontré au cours de différents cocktails, Rolf Czurda, Obersturmbannführer, chef des SD de Cracovie. Czurda, costume strict, avait l’air d’un homme d’affaires.
— Oskar, Oskar ! dit-il avec la mine consternée du vieil ami à qui on vient de jouer un mauvais tour. Nous vous fournissons ces filles juives pour cinq marks par jour. C’est nous que vous devriez embrasser, pas elles.
Oskar expliqua que c’était son anniversaire. Qu’il se sentait en pleine euphorie. Qu’il avait bu.
Czurda hocha la tête :
— J’ignorais que vous fussiez un si gros bonnet, Oskar. On a même reçu des coups de téléphone de Breslau de vos amis de l’Abwehr. Il serait évidemment ridicule d’interférer dans votre travail simplement parce que vous avez peloté quelques juives.
— Vous êtes un homme qui comprend les choses, Herr Obersturmbannführer, dit Oskar en saisissant toutefois qu’il lui faudrait renvoyer la balle. S’il m’est donné un jour de pouvoir vous remercier…
— Vous tombez bien, répondit Czurda. J’ai justement une vieille tante dont l’appartement vient d’être détruit au cours d’un bombardement…
Sacrées vieilles tantes ! Schindler émit un murmure de compassion. Un représentant de Czurda serait toujours le bienvenu rue Lipowa. Il pourrait choisir un assortiment des produits qu’il fabriquait.
Oskar se dit toutefois qu’il serait peut-être maladroit de laisser Czurda penser qu’il lui accordait une faveur de droit divin et de le voir s’en tirer à si bon compte avec ses ustensiles de cuisine. Aussi, quand l’autre lui annonça qu’il pouvait partir, Oskar protesta :
— Je ne peux guère demander qu’on m’envoie ma voiture, Herr Obersturmbannführer. Après tout, on ne me donne de l’essence que parcimonieusement.
Czurda demanda si Herr Schindler espérait que les SD allaient le ramener chez lui.
Oskar haussa les épaules. Il habitait, dit-il, de l’autre côté de la ville. Une fameuse marche à pied.
Czurda éclata de rire.
— Oskar, je vais demander à un de mes chauffeurs de vous raccompagner.
Quand la voiture fut amenée, moteur ronflant, au bas de l’escalier principal, et que Schindler, jetant un dernier regard sur les fenêtres muettes de la prison, s’attarda à les contempler, comme s’il allait recevoir un signal de cet autre monde, ce monde de la torture, de l’emprisonnement à vie – l’enfer pour tous ceux qui ne pouvaient pas échanger leur liberté contre des casseroles –, Rolf Czurda lui saisit le coude :
— Plaisanterie mise à part, mon cher ami, vous seriez idiot de vous prendre de passion pour une paire de gambettes juives. Elles n’ont aucun avenir, Oskar. Et, croyez-moi, ce ne sont pas les propos d’un vieux bouffeur de juifs. Je vous assure. On sait désormais où l’on va.
CHAPITRE 13
Cet été-là , les habitants du
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