La Liste De Schindler
sa victime.
Il commença son récit en brossant une fresque de ce qu’il avait vu personnellement dans les quartiers sinistres de Cracovie. Il fit part des témoignages recueillis des deux côtés du mur, auprès des juifs et auprès des SS. Il avait sur lui des lettres écrites par des gens du ghetto, Itzhak Stern, les Drs Chaim Hilfstein et Léon Salpeter. Le Dr Hilfstein lui avait remis un rapport sur la pénurie alimentaire.
— Quand toute la graisse du corps a disparu, dit Oskar, c’est le cerveau qui commence à être affecté.
Le ghetto était systématiquement ratissé. C’était valable aussi bien pour Varsovie que Lodz ou Cracovie. A Varsovie la population du ghetto avait été réduite des quatre cinquièmes, à Lodz des deux tiers, à Cracovie de moitié. Où se trouvaient les déportés ? Certains dans des camps de travail. Mais il fallait se faire à l’idée qu’au moins les trois cinquièmes d’entre eux avaient disparu dans des camps équipés d’installations très efficaces. Ces camps n’étaient pas l’exception. Les SS leur avaient donné un nom : Vernichtungslager (camps d’extermination).
Au cours des dernières semaines, poursuivit Oskar, deux mille habitants du ghetto de Cracovie avaient été expédiés non pas à Belzec, mais dans des camps de travail proches de la ville, l’un à Wieliczka, l’autre à Prokocim, deux gares ferroviaires desservant le réseau de l’Est, c’est-à-dire le front russe. Chaque matin les prisonniers quittaient Wieliczka ou Prokocim pour se rendre au village de Plaszow, en bordure de la ville, où l’on était en train de viabiliser un immense terrain sur lequel devait être érigé un camp de travail. Leur situation dans ce camp ne serait pas enviable – les baraques de Wieliczka et de Prokocim étaient placées sous le commandement d’un sous-officier SS, Horst Pilarzik, qui s’était illustré en juin dernier au cours de l’Aktion où sept mille habitants du ghetto avaient été déportés. Les camps de travail avaient cette caractéristique fondamentale qu’ils ne disposaient pas des dernières innovations en matière de mise à mort. Ces camps devaient répondre à d’autres impératifs d’ordre économique. Déjà les prisonniers de Wieliczka et de Prokocim devaient se rendre chaque jour sur différents chantiers, comme lorsqu’ils vivaient dans le ghetto. Wieliczka, Prokocim et le futur camp de Plaszow étaient placés sous la direction des chefs de la police de Cracovie, Julian Scherner et Rolf Czurda, alors que les Vernichtungslager étaient directement contrôlés par la direction du bureau central SS de l’administration et de l’économie situé à Oranienburg, près de Berlin. Les Vernichtungslager utilisaient également les prisonniers comme main-d’œuvre pendant quelque temps, mais leur ultime raison d’être était l’industrie de la mort et de ses sous-produits : recyclage des vêtements, des bijoux, des jouets, et même des cheveux et de la peau des morts.
En plein milieu de ses explications sur les différences entre les camps d’extermination et les camps de travail, Schindler se plaça soudain près de la porte, l’ouvrit brusquement et jeta un œil sur les couloirs déserts.
— Je connais la réputation de cette ville pour les oreilles qui traînent, expliqua-t-il.
Le petit Springmann se leva de son siège et s’approcha d’Oskar en se dressant sur la pointe des pieds pour lui susurrer à l’oreille :
— Le Pannonia n’est pas trop mal. C’est au Victoria que la Gestapo a pris ses quartiers.
Schindler vérifia à nouveau les couloirs puis referma la porte. Debout dans l’encoignure d’une fenêtre, il poursuivit son rapport. Les camps de travail forcé seraient dirigés par des hommes qui s’étaient déjà distingués par leur sévérité et leur efficacité. Il y aurait des bastonnades et des assassinats, et un trafic de rations alimentaires dont les prisonniers seraient les premiers à faire les frais. Mais c’était encore préférable à l’extermination certaine dans les Vernichtungslager. Les prisonniers des camps de travail se débrouilleraient pour survivre et l’on pourrait aider certains d’entre eux à s’enfuir et à rejoindre la Hongrie.
— Les SS sont donc aussi corrompus que les autres éléments de la police ? demanda l’homme du comité de secours de Budapest.
— D’après ce que j’en sais, ils le sont tous, grogna Oskar.
Quand Oskar eut terminé,
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