La Liste De Schindler
placard à liqueurs, versa du cognac dans deux verres, et en déposa un devant le Dr Sedlacek. Il retourna derrière son bureau, but une gorgée, fronça les sourcils en apercevant une facture, puis se dirigea vers la porte sur la pointe des pieds pour la tirer grande ouverte comme s’il craignait les oreilles indiscrètes. Il se tint un moment dans l’encadrement. Sedlacek l’entendit parler calmement à sa secrétaire de la facture qu’il avait aperçue sur son bureau. Puis il ferma la porte, retourna à son bureau, prit une bonne lampée de cognac et commença à parler.
La petite cellule antinazie de Vienne dont Sedlacek faisait partie n’aurait jamais imaginé que l’offensive contre les juifs avait pris un tour aussi systématique. Ce que lui racontait Schindler défiait toute logique : on lui demandait de croire qu’au plein milieu d’une bataille gigantesque, les nazis prélevaient des milliers d’hommes, encombraient les voies ferroviaires au détriment de la circulation du matériel de guerre, dévoyaient des ingénieurs qualifiés, des savants, des fonctionnaires, des armes, des munitions, dans le seul dessein d’exterminer un peuple pour des raisons purement psychologiques. Le Dr Sedlacek s’attendait qu’on lui brosse une fresque épouvantable de la vie de tous les jours : la faim, les restrictions de toutes sortes, les pogroms, les violations de domicile – bref, tous les relents de l’Histoire. Mais ça, non !
Les propos d’Oskar sur les événements de Pologne sonnaient vrai parce que c’était lui, Oskar, précisément, qui les rapportait. Cet homme avait bien profité de l’Occupation. Or il était là, assis, au cœur de son entreprise, un verre de cognac à la main, suprêmement calme en apparence, mais bouillonnant de colère rentrée. Il donnait l’impression d’un homme qui, à son grand regret, se trouvait dans l’impossibilité de mettre le pire en doute. Il relatait les faits dont il avait eu vent ou dont il avait été directement témoin, sans fioritures.
— Si je peux vous obtenir un visa, dit Sedlacek, accepteriez-vous de venir à Budapest pour raconter à mes supérieurs tout ce que vous venez de me dire ?
Schindler ne put s’empêcher d’exprimer sa surprise :
— Vous pouvez faire un rapport, non ? Et vous avez certainement eu l’occasion d’apprendre tout cela par d’autres sources ?
Sedlacek dit que non. Il avait bien recueilli quelques faits, quelques histoires personnelles, quelques détails sur tel ou tel incident, mais pas un tableau général de ce qui se passait réellement.
— Venez donc à Budapest, insistait Sedlacek. Il est vrai que le voyage pourrait n’être pas des plus confortables.
— Vous voulez dire que je devrai franchir la frontière à pied ? demanda Schindler.
— Non, quand même pas ça. Mais il vous faudra peut-être voyager dans un train de marchandises.
— D’accord, dit Oskar.
Le Dr Sedlacek lui demanda ensuite quelques précisions sur la liste envoyée par Istanbul. En tête, par exemple, il y avait le nom d’un dentiste de Cracovie. Les dentistes étaient des gens particulièrement faciles à joindre dans la mesure où tout un chacun peut avoir ou faire semblant d’avoir une carie.
— N’allez pas voir cet homme, recommanda Schindler. Il est trop mouillé avec les SS.
Avant de retourner à Budapest pour faire son rapport à Springmann, le Dr Sedlacek eut un autre rendez-vous avec Schindler dans son bureau d’Emalia. Il lui remit la presque totalité des fonds qu’il avait transportés dans sa valise. Sachant la passion d’Oskar pour les objets précieux, cette démarche comportait peut-être quelques risques. Mais ni Istanbul, ni Springmann n’avaient demandé de garanties. D’ailleurs, ils n’avaient aucun moyen de jouer les experts comptables. Disons tout de suite à la décharge d’Oskar que toutes les sommes reçues furent scrupuleusement réparties au sein de diverses organisations juives qui en firent ce que bon leur semblait.
Mordecai Wulkan, joaillier de profession, allait lui aussi devoir faire la connaissance d’Oskar. A la fin de 1942, il reçut la visite d’un des OD de Spira. «Ne vous inquiétez pas », lui avait dit l’homme. Mais sait-on jamais ? D’autant que Wulkan avait un casier. Il s’était fait prendre l’année précédente en flagrant délit de trafic de billets, et après avoir refusé de travailler comme agent au Bureau de contrôle de la
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