La Louve de France
le
paralysait, la crainte également de ne pas l’aimer. Car il avait beau se
répéter : « C’est mon fils », il n’éprouvait toujours rien
d’autre qu’une profonde hostilité envers les gens qui l’avaient élevé.
Jeannot n’avait jamais bu de vin. À
Cressay, on se contentait de cidre, ou même de frênette, comme les paysans. Il
en prit quelques gorgées. Il était habitué à l’omelette et au lait caillé, mais
le chapon rôti avait un air de fête ; et puis ce repas pris au bord de la
route, en milieu d’après-midi, lui plaisait bien. Il n’avait pas peur, et
l’agrément de l’aventure lui faisait oublier de penser à sa mère. On lui avait
dit qu’il la reverrait dans quelques jours… Paris, Sienne, tous ces noms n’évoquaient
pour lui aucune idée précise de distance. Samedi prochain il reviendrait au
bord de la Mauldre et pourrait déclarer à la fille du meunier, aux garçons du
charron : « Moi, je suis siennois » sans avoir besoin de rien
expliquer, puisqu’ils en savaient encore moins que lui.
La dernière bouchée avalée, les
dagues essuyées sur un morceau de mie et remises à la ceinture, on remonta à
cheval. Guccio souleva l’enfant et le posa devant lui, en travers de sa selle [40] .
Le gros repas et le vin surtout,
dont il venait de goûter pour la première fois, avaient alourdi l’enfant. Avant
une demi-lieue franchie, il s’endormit, indifférent aux secousses du trot.
Rien n’est plus émouvant qu’un
sommeil d’enfant, et surtout dans le grand jour, à l’heure où les adultes veillent
et agissent. Guccio maintenait en équilibre cette petite vie déjà pesante,
cahotante, dodelinante, abandonnée. Instinctivement, il caressa du menton les
cheveux blonds qui se nichaient contre lui et il referma plus étroitement son
bras, comme pour obliger cette tête ronde et ce gros sommeil à se coller plus
étroitement à sa poitrine. Un parfum d’enfance montait du petit corps endormi.
Et brusquement Guccio se sentit père, et tout fier de l’être, et les larmes lui
brouillèrent les yeux.
— Jeannot, mon Jeannot, mon
Giannino, murmura-t-il en posant les lèvres sur les cheveux soyeux et tièdes.
Il avait mis sa monture au pas et
fait signe au sergent de ralentir aussi, afin de ne pas réveiller l’enfant et
de prolonger son propre bonheur.
Qu’importait l’heure à laquelle on
arriverait ! Demain Giannino se réveillerait dans l’hôtel de la rue des
Lombards qui lui paraîtrait un palais ; des servantes l’entoureraient, le
laveraient, l’habilleraient en seigneur, et une vie de conte de fées
commencerait pour lui !
Marie de Cressay replie sa robe
inutile devant la servante muette et dépitée. La servante aussi rêve d’une
autre existence où elle suivrait sa maîtresse, et il y a un peu de blâme dans
son attitude.
Mais Marie a cessé de trembler et
ses yeux sont secs ; sa décision est prise. Elle n’a plus que quelques
jours à attendre, une semaine au plus. Car ce matin, la surprise a provoqué de
sa part une réponse absurde, un refus dément !
Parce que, saisie de court, elle n’a
pensé qu’au serment d’autrefois que madame de Bouville, cette mauvaise femme,
l’avait forcée de prononcer… Et puis aux menaces. « Si vous revoyez ce
jeune Lombard, il lui en coûtera la vie… »
Mais deux rois se sont succédé et
personne n’a jamais parlé ! Et madame de Bouville est morte. D’ailleurs était-il
même conforme à la loi de Dieu, cet affreux serment ? N’est-ce pas un
péché que d’interdire à la créature humaine d’avouer à un confesseur ses
troubles d’âme ? Les religieuses elles-mêmes peuvent être relevées de
leurs vœux. Et puis, nul n’a le droit de séparer l’épouse de l’époux !
Cela non plus n’est pas chrétien. Et le comte de Bouville n’est pas évêque, et
d’ailleurs il n’est point aussi redoutable que l’était sa femme.
Toutes ces choses, Marie aurait dû y
penser ce matin, et savoir reconnaître aussi que sans Guccio elle ne pouvait
vivre, que sa place était auprès de lui, que Guccio venant la chercher, rien au
monde, ni les serments anciens, ni les secrets de la couronne, ni la crainte
des hommes, ni le châtiment de Dieu s’il devait survenir, ne l’empêcheraient de
le suivre.
Elle ne mentira pas à Guccio. Un
homme qui, au bout de neuf ans, vous aime encore, qui n’a pas repris femme, et
revient vous chercher, est de cœur droit, loyal, pareil au
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