La mémoire des flammes
temps vers le palais de l’Élysée.
Mais le chef de bataillon héla un aide de camp du Tsar, pour se faire confirmer qu’Alexandre I er logeait bien là. « Pas du tout », répondit celui-ci. Avant la chute de la capitale, le Tsar prévoyait en effet de résider à l’Élysée. Mais à peine entrés dans Paris, les souverains alliés avaient été accueillis par M. de Talleyrand. « Talleyrand ? Mais pourquoi n’a-t-il pas fui la ville, n’est-il pas l’un des plus hauts dignitaires de l’Empire français ? » s’étonna le chef de bataillon. « Les rats ne quittent pas un navire qui flotte pour un navire qui coule ! » lui répondit l’aide de camp en riant. Le prince de Bénévent avait déclaré à Alexandre qu’ordre avait été donné par Napoléon de ne pas laisser tomber la capitale intacte aux mains des Alliés. Il avait donc conseillé au Tsar la plus grande prudence : peut-être des soldats du génie de la Garde impériale avaient-ils miné l’Élysée... Le Tsar ne voulait pas courir de risques inutiles. Le prestigieux palais des Tuileries, alors ? Probablement miné aussi, avait laissé entendre Talleyrand. Puis il avait ajouté qu’il n’y avait qu’un seul lieu digne d’accueillir un Tsar et dont il pouvait jurer qu’il ne recelait aucun danger : sa propre demeure... Le Tsar s’y trouvait donc désormais, rue Saint-Florentin, en compagnie de Talleyrand en personne.
— Chez Talleyrand... répéta le chef de bataillon afin de s’assurer qu’il avait bien compris.
Varencourt enrageait intérieurement : Talleyrand connaissait peut-être le véritable Margont ! Il s’efforçait de se maîtriser. La mise au point de son plan lui avait pris des mois, mais comment aurait-il pu prévoir une chose pareille ? Ah, ce Talleyrand ! Quel retournement de veste ! Même le diable, le vrai, n’avait pas autant de culot ! Tant pis. Son projet comportait une part de hasard, comme toute partie de cartes... En ce moment même, Alexandre ne devait penser qu’à une seule chose : savourer sa victoire. « Savoure, savoure : le plaisir sera court en bouche... »
Bien que Varencourt fût surveillé de près par plusieurs carabiniers, des combattants d’élite, aucun ne remarqua le trouble qui l’agitait. Son visage était demeuré lisse.
Épuisé, haletant, Margont avait de plus en plus de mal à courir. Ses poumons et sa gorge le brûlaient. Dès qu’il apercevait des soldats ennemis, il s’imposait de marcher. Il ne fallait pas attirer l’attention. Il essayait de reprendre son souffle tandis que passait un régiment d’Autrichiens, tout de blanc vêtus, en marche vers l’un des points stratégiques de Paris.
Aux abords du palais de l’Élysée, les troupes alliées étaient nombreuses, et on en apercevait plus encore devant les Tuileries. Il devint clair que le chemin le plus court n’était pas praticable. Margont fit une boucle, gagna l’église de la Madeleine. Il y était presque ! Presque !
— Messieurs ! Messieurs ! Arrêtez-vous ! criait une voix qu’il refusait d’entendre.
Lefïne l’attrapa fermement par le col pour l’immobiliser tandis que des soldats prussiens les épaulaient déjà.
Le chef de bataillon parla à un capitaine ; un autre capitaine survint ; un aide de camp s’en mêla ; la lettre de Joseph circulait de main en main ; le capitaine responsable du poste de garde levait le bras pour faire venir son propre interprète, car il ne se fiait pas aux explications du chef de bataillon ; le chef de bataillon s’irritait... Varencourt demeurait de marbre. Cette scène, il l’avait imaginée peut-être mille fois. Elle se déroulait exactement comme prévu. C’était grisant ! On lui posait les mêmes questions que précédemment, il faisait les mêmes réponses. De part et d’autre de la rue de Rivoli, des chasseurs russes observaient ce mystérieux Français qui les narguait avec son uniforme. Fatigués par les combats, ils étaient assis à l’ombre des arcades, recouvrant les lieux de leur foisonnement tel un immense lierre vert sombre. Subitement, ceux que contemplaient Varencourt se levèrent et se placèrent au garde-à-vous, et leur mouvement se propagea partout. On se levait précipitamment, on courait pour venir s’aligner, on présentait les armes, des officiers criaient pour accélérer le mouvement... Un général de la Garde russe arrivait, d’un pas furieux, talonné par une pléthore d’officiers
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