La mémoire des flammes
prenne, cependant, tout à l’heure...
— Pourquoi voulez-vous voir le Tsar ? interrogea le capitaine.
— Ma mission est absolument confidentielle. J’ai reçu l’ordre de Joseph I er lui-même de ne m’adresser qu’au Tsar en personne.
Un colonel survint, avec son état-major régimentaire. Comment ? C’était un seul Français qui arrêtait sa colonne ? Il se mit à critiquer vivement le chef de bataillon ; le capitaine interrogeait Charles de Varencourt tout en répondant aux questions du colonel... Plus ils essayaient de montrer qu’ils maîtrisaient la situation, plus il apparaissait qu’ils ne savaient que faire.
— Il n’est nulle part écrit dans votre ordre de mission que vous devez parler au Tsar, souligna le capitaine.
— Évidemment ! Vous vous rendez compte de ce que vous dites ?
Les officiers russes fronçaient les sourcils. Varencourt leur en disait à la fois trop et trop peu, les incitant à spéculer sur la teneur de son message. Profitant du fait que ce Français parlait russe, le colonel l’interrogea directement :
— Votre message provient-il de Joseph Bonaparte ou de Napoléon lui-même ?
Varencourt cacha sa joie. Si on ne lui avait pas spontanément posé cette question, il se serait débrouillé pour les amener à le faire.
— Effectivement, mon message provient de notre Empereur, qui l’a transmis à Joseph, lequel m’a à son tour chargé de le communiquer au Tsar. Mais je ne peux pas en dire plus ! Tout ce que vous saurez, c’est que j’agis sur l’ordre de Sa Majesté Napoléon I er ! Fouillez-moi pour vérifier que je n’ai pas d’arme, puis conduisez-moi jusqu’au Tsar. J’agis sur l’ordre écrit d’une personne d’un rang très supérieur au vôtre. Aucun d’entre vous ne dispose de l’autorité nécessaire pour prendre l’initiative de m’empêcher de parler à Sa Majesté Impériale Alexandre I er . Seul le Tsar peut décider de refuser de me recevoir.
Les quelques mois durant lesquels il avait servi dans l’armée russe avant de déserter avaient suffi à lui faire comprendre à quel point l’argument hiérarchique frappait les militaires. Le colonel hocha la tête et le chef de bataillon donna l’ordre à sa place :
— Fouillez-le !
Deux carabiniers s’exécutèrent, puis un capitaine fit lui-même une deuxième fouille minutieuse. Enfin, le colonel parla, en russe, lentement :
— Je vous laisse une dernière chance. Si vous avouez que vous nous avez trompés, je vous donne ma parole d’honneur d’officier que je vous laisse partir. Libre ! À charge pour vous de retourner dans le terrier d’où vous avez jailli.
— Je suis en mission sur ordre de l’Empereur et du roi d’Espagne, je dois voir le Tsar.
Le colonel donna ses instructions au chef de bataillon, qui prit la tête d’une cinquantaine de carabiniers et entreprit de conduire Varencourt à Alexandre I er .
Margont interpellait les passants :
— Savez-vous où se trouve le Tsar ?
On riait, on n’en savait rien, on l’insultait... Il hésitait à interroger des soldats alliés de peur d’éveiller leur méfiance. Faute de mieux, il se dirigeait vers le palais des Tuileries. Puisque à Moscou Napoléon avait logé au Kremlin, Margont espérait qu’Alexandre suivrait la même logique.
— Où est le Tsar ? s’entêtait-il.
Enfin, quelqu’un put le renseigner.
— Il vient de s’installer dans un magnifique hôtel particulier, rue Saint-Florentin, chez le plus grand traître de tous les temps, qui l’a accueilli à bras ouverts et lui fait des courbettes : M. de Talleyrand !
La réponse était si incroyable que Margont crut qu’il avait mal entendu. Même Lefine n’en revenait pas.
— Vous vous moquez de moi, monsieur...
— Non, c’est Talleyrand qui se moque du monde. Tous les dignitaires impériaux ont quitté Paris. Sauf lui ! Croyez-vous qu’on l’a jeté en prison, ou au moins placé dans une résidence bien gardée ? Pas du tout, il est chez lui, avec le Tsar, je vous l’assure ! J’ai suivi Alexandre depuis son défilé sur les Champs-Élysées, jusqu’à ce que les soldats me barrent le passage, et je peux vous certifier qu’il se trouve maintenant chez Talleyrand ! Je l’ai vu de loin y entrer !
La rue Saint-Florentin coupait la rue de Rivoli. Par chance, c’était près des Tuileries. Margont se mit à courir, Lefine sur ses talons.
Varencourt et son escorte se dirigèrent dans un premier
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