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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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souciaient. La Tchéka était suffisamment omniprésente pour que les responsables de services ne se sentent pas obligés de surveiller la vie privée de leurs collaborateurs. Bien que la conduite de Prunier, ses absences bien sûr, mais encore plus sa manière de se vêtir, de parler ; ses mutismes autant que ses exaltations, autant de choses qui intriguaient. Sa tête rasée, sa grosse moustache à la cosaque, sa blouse de paysan, tout cela, Fred s’y habituait. D’autres bolcheviks étrangers s’affichaient d’ailleurs ainsi, avec extravagance. Néanmoins, le jour où Fred remarqua que Prunier marchait pieds nus, non seulement dans les bureaux, mais dans la rue, il commença à s’inquiéter de la santé mentale de son ancien protecteur. Un soir, il le suivit, s’en voulant un peu de l’espionner, mais seule la curiosité le poussait. Prunier marchait à pas rapides, de ses pieds nus dans un sol qui, malgré le printemps, devait être encore glacé. Il s’éloigna peu à peu du centre. Les passants se raréfièrent. Fred laissa une plus grande distance entre eux deux pour ne pas se faire remarquer. Visiblement, Prunier allait vers un lieu ou un but précis. Il disparut soudain, happé dans une ruelle. Ce corridor en cul-de-sac aboutissait à une petite église surmontée de son bulbe doré. Fred hésita, poussa la porte et, stupéfait, entendit un chœur d’hommes chantant à pleins poumons un office religieux, il se glissa derrière un pilier, aperçut Prunier qui s’avançait vers l’iconostase. La profusion d’or, les lumières des cierges, la foule debout, entassée sous les voûtes, la puissance des chants où les basses psalmodiaient comme des gongs, ce spectacle inattendu étonna Fred. Presque toutes les églises avaient été fermées par la Révolution. Fred ne s’était jamais soucié de la persécution religieuse, pourtant aussi forte que celle qui châtiait les anarchistes. Elle lui semblait naturelle. Soudain, cette cérémonie étrange, dans un de ces rares lieux du culte qui subsistaient, la présence de Prunier dans cette assemblée, la ferveur exprimée par ces fidèles, l’amenèrent à cette constatation que la Révolution sécrétait de nouvelles communautés marginales. La Révolution devenait à son tour l’État, le Pouvoir et, à la base de ce monstre, tout en bas du socle, s’échappaient les minces ruisselets de toutes les contestations. Les fuites de cet énorme édifice risquaient un jour d’ébranler ses fondements. Fred, qui n’avait reçu aucune éducation religieuse, ressentait une véritable répulsion pour ces chrétiens orthodoxes qui pratiquaient des rites incompréhensibles, sortes de gesticulations barbares issues de la nuit des temps. Découvrir Prunier parmi eux l’ahurissait.
    En retournant vers le centre de Moscou, seul, il se souvint que Prunier lui confia jadis qu’il était catholique, ce qui les conduisit à parler ensemble de Péguy, ce Péguy à la longue pèlerine noire et à la barbe de moine, qui fréquentait la librairie de Delesalle et chez lequel il avait vécu quarante-huit heures étonnées, avec Flora. Leur discussion sur Péguy, sur son socialisme, lui avait fait oublier l’aveu du catholicisme de Prunier. Bien qu’un jour où Fred le taquinait sur les contradictions entre bolchevisme et christianisme, Prunier lui répondit par un long développement où il justifiait son engagement par la Somme de saint Thomas d’Aquin. Fred ignorait tout de Thomas d’Aquin. Il n’insista pas. Le catholicisme de Prunier lui paraissait une boutade. Et voilà qu’il le retrouvait, quelques années plus tard, dans une église byzantine. Curieux personnage que ce Prunier, tellement plus sympathique que Sandoz, mais sans doute, d’une autre manière, aussi fou.
     
    Alexis avait transformé Galina. La perte d’Alexis la transformait de nouveau. Elle redevenait nerveuse, irritable. La présence de Fred l’agaçait. Son audacieuse démarche auprès d’Alexandra Kollontaï la mettait hors d’elle. De quoi se mêlait-il ? Toujours à chercher des poux dans la tête des autres. Quel insupportable tatillon ! Une nuit, elle ne rentra pas dans leur petit logement. Fred l’attendit dans la plus grande angoisse. Les disparitions étaient de plus en plus fréquentes parmi les fonctionnaires du Parti. On ne savait jamais très bien pourquoi un tel ou une telle s’éclipsait. Pourquoi, de leur bureau, on les transférait à Boutyrki. Pourquoi celui-ci ou

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