La mémoire des vaincus
celle-là et non pas tel autre, bien plus suspect ? Pourquoi eux, pourquoi pas moi ? Pourquoi Galina ? N’était-elle pas appréciée par Lénine lui-même, par Kamenev évidemment ? Mais Kamenev serait-il en disgrâce ? Non, impossible, Kamenev en difficulté entraînerait automatiquement Zinoviev. Or, Zinoviev, il le quittait à l’instant. D’une humeur excellente. Il n’était plus question de divan, mais de septième ciel. Zinoviev comprenait enfin la N.E.P. Il l’approuvait sans réserve. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes que Wells, un de ces « idiots utiles » chers à Lénine, décrivait comme le devenir rationnel de l’humanité. Alors pourquoi cette absence de Galina ? Un accident ? Une maladie soudaine ? Fred regarda vingt fois à la fenêtre, essayant d’apercevoir quelque chose dans la rue obscure. Il descendit à plusieurs reprises en bas de l’immeuble. Rien. L’aube n’amena pas mieux Galina.
Aussitôt arrivé à son bureau, Fred fit effectuer des recherches. Galina travaillait tout simplement au secrétariat de Kamenev. Il lui téléphona :
— Où étais-tu ? Je t’ai attendue, si inquiet.
— Pourquoi, inquiet ? Nous ne sommes pas un couple de bœufs attelés à un même joug.
Fred encaissa. Galina avait raison. Chacun est libre. Libre de son esprit, non, mais libre de son corps.
— La prochaine fois préviens-moi. Je n’ai pas dormi.
— La nuit prochaine, je ne serai pas non plus avec toi. Ne t’inquiète pas. Bon sommeil.
Elle raccrocha.
Puisque Fred disposait d’une nuit à perdre, il décida d’observer de nouveau Prunier. Celui-ci changea de direction. S’éloignant du centre, il pénétra dans un faubourg particulièrement boueux et nauséabond. Fred le suivit dans une sorte de grange où il ne distingua d’abord que les faibles lueurs clignotantes de bougies posées sur une grande table. Autour, se dessinèrent les silhouettes d’hommes, la plupart barbus comme des moujiks, avec des cheveux très longs. Ils ne parurent pas surpris et, en tout cas, pas du tout effrayés par l’arrivée inattendue de Fred. Prunier, assis parmi eux, reconnut Barthélemy et l’invita dans un grand geste :
— Viens, frère, viens t’asseoir près de moi. Tu es le bienvenu.
Fred prit place à la table.
— Tu vois, dit Prunier, nous sommes quelques croyants qui nous réunissons pour discuter du Christ et de la Révolution.
— Le Christ n’a rien à faire dans la Révolution, répondit Fred.
Un vieillard à l’allure de pope affirma :
— Le Christ a opéré jadis la plus grande des révolutions, en libérant l’homme du pouvoir de la société et de l’État.
— Si Marx a proclamé : « La religion est l’opium du peuple », dit Fred, c’est justement parce que les croyants étaient les moins libérés des hommes. Ils dormaient, drogués.
— Dans son destin historique, reprit le vieillard, le christianisme se déforma parce qu’il s’adapta au Royaume de César. S’inclinant devant la force de l’État, il s’employa à sacraliser cette force.
— Saint Paul, dit Prunier, craignait que le christianisme ne se transforme en une secte anarchiste et révolutionnaire. Il réhabilita l’Autorité en proclamant que toute Autorité émane de Dieu.
— Saint Paul, c’est le Trotski du Christ.
Un autre des personnages extravagants venait de parler.
— Si Trotski est saint Paul, qui est le Christ ? demanda Fred.
L’homme répondit :
— Ni Marx, ni Lénine. J’ai mordu à l’hameçon de Marx, avant la Révolution. Tout nous démontre que la perfection du Royaume de César, dans laquelle croyaient Marx ou Fourier, est une erreur. La seule perfection réside dans le Royaume de l’Esprit.
Fred regardait attentivement cet inconnu, âgé d’une cinquantaine d’années, au fin visage triangulaire accentué par une barbiche en pointe. Ses longs cheveux grisonnants s’évasaient sous un large béret de velours noir. Cette étrange assemblée autour de la table éclairée par ces bougies, toutes ces barbes de popes, cette atmosphère religieuse, Fred ressentait l’impression de comparaître devant un tribunal dont l’inconnu au visage triangulaire était de toute évidence le grand juge. Fred ne l’avait pas remarqué d’abord dans cette pénombre. Il distinguait maintenant toutes ces têtes attentives tournées vers cet homme qui énonça sentencieusement :
— L’ordre harmonique au sein du
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