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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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bras que pour se rassurer elle-même. Flora les précédait. Sur le boulevard Montparnasse, plusieurs passants s’arrêtèrent pour l’embrasser. Elle semblait chez elle, dans ce quartier, en tout cas très à l’aise, quelque peu conquérante. Devant une devanture aux couleurs criardes, elle leur montra l’enseigne où s’affrontaient des cow-boys et des Peaux-Rouges.
    — C’est mon quartier général. Vous êtes ici chez moi. Entrez.
    Le Jockey était alors le cabaret le plus à la mode de Montparnasse. Hubert, Claudine et Fred se sentirent immédiatement déphasés dans ce local au luxe frelaté. Flora se dirigea tout droit vers un homme d’une quarantaine d’années, vêtu de noir et coiffé d’un chapeau melon, au gras visage veule de noceur, affalé sur une banquette au milieu de filles en ribote, surchargées de colliers dorés.
    — J’amène des amis. Mes amis sont tes amis.
    — Oui, oui, grogna l’homme qui souleva à peine la tête, regardant les arrivants les yeux mi-clos. Régale-les, c’est ma tournée.
    Ils s’assirent tous les quatre sur les hauts tabourets du bar.
    — Qu’es-tu donc devenue, Flora ? demanda Fred. Tout le monde te connaît par ici. On paye pour toi…
    — Je n’avais pas d’autres ressources que mon corps. Il n’est pas grand, il n’est pas gros, mais on le trouve joli. J’aurais pu le vendre mais, comme je te le répète, je n’ai pas envie de me mettre un fil à la patte. Alors je le loue. Je le loue à des peintres. Je suis modèle. Notamment de ce monsieur que tu vois là et qui s’appelle Baskine. Il ne peint que des petites femmes, comme moi.
    — Modèle, dit Claudine, pas modèle nu, tout de même ?
    — Et pourquoi pas, madame, je n’ai rien de moche à cacher.
    — Ma foi, dit Hubert, j’aimerais bien me faire artiste, on ne doit pas s’ennuyer tous les jours.
    Flora se contenta de sourire. Elle n’avait rien perdu de sa pétulance. Seul son visage chiffonné d’adolescente s’était transformé, lissé ; un peu trop lissé par un maquillage habile qui mettait en valeur ses yeux bleus et sa bouche arrondie comme un bouton de rose.
    Fred souhaitait raconter tant de choses à Flora. Il se contenta de dire :
    — Claudine et moi nous avons une petite fille ; Mariette. Quand me montreras-tu Germinal ?
    — Germinal, quel drôle de nom, s’exclama Hubert.
    Flora ne réagit pas. Elle soupçonnait que Fred ne voulait rien avouer de son passé. Fred, apparemment guère changé puisque ouvrier ajusteur comme à l’époque de leur séparation. Mais elle se gardait bien de l’interroger sur sa disparition.
    — Germinal est en pension, dit Flora. Seulement, comme moi, les études le barbent. Il est fort. Il aspire à travailler de ses mains.
    Fred se souvint que Flora ne savait pas lire. Avait-elle appris ? Il lui tendit insidieusement une carte des consommations. Flora, devinant son geste, la saisit en riant, toujours aussi futée, l’esprit toujours aussi vif :
    — Ton astuce ne tient pas, Fredy. Je connais cette carte par cœur. Rassure-toi, j’ai potassé l’alphabet avec Rirette. Je voulais pouvoir lire tes lettres quand tu m’écrirais. Tu n’as jamais écrit. Donc j’ai décidé que je ne lirais jamais rien. Ce sont tes maudits livres qui m’ont fait te perdre. Je sais lire, bien sûr, mais je ne lis rien, sinon les chiffres. J’aime les chiffres. Les chiffres, c’est l’argent qu’on gagne, c’est l’argent qu’on dépense. Les chiffres, c’est la vie qui coule entre les doigts.
    Flora regarda Claudine, dont la bouche tremblait.
    — N’ayez pas peur, madame, Fred est à vous. Je ne tenterai jamais de le récupérer. Et même s’il voulait me revenir, je n’accepterais pas. Nous nous sommes engagés, chacun, dans de nouveaux chemins. Reste Germinal qui s’est parfaitement moqué, jusque-là, d’avoir un père. Mais je ne peux pas refuser à votre mari le droit de visite.
     
    À Billancourt, la vie reprit son rythme régulier de machine. De cette virée nocturne à Montparnasse, Fred conservait l’image d’un désastre. Il lui semblait bien que Claudine n’en était pas retournée non plus indemne. Ils repoussaient tous les deux le moment où ils seraient bien obligés d’en parler, ne serait-ce qu’à cause de ce Germinal qui, inopportunément, venait de tomber près de Mariette. Chez Renault, la méticulosité de son travail lui occupait l’esprit. Il s’appliquait, avec ses pointeaux, à

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