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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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repérer les traits et les axes ; traçait sur la pièce de métal, avec le trusquin, les droites parallèles à la surface de référence du marbre. Ce marbre, en réalité table de fonte, il aimait qu’il soit soigneusement raboté, s’assurait, du plat de la main, de son poli. La qualité de son ouvrage lui apportait l’estime des autres ouvriers.
    On ne le boudait plus. Il était maintenant parfaitement intégré à l’atelier.
    Pourquoi, juste à ce moment-là, l’image troublante de Flora venait-elle s’immiscer dans sa vie tranquille ? Flora si changée et toujours pareille. Si changée d’aspect, de milieu, mais toujours aussi gouailleuse, maligne et encore plus séduisante.
    Lorsque Fred quittait l’usine, il se hâtait pour rejoindre Claudine et Mariette. La chaleur, la douceur du nid. Oui, c’était bien ainsi qu’il voyait son petit logement. Mais depuis l’équipée de Montparnasse, une envie folle d’effectuer un détour du côté de la Coupole le saisissait. Si Montparnasse avait avoisiné Billancourt, il s’y serait précipité dès le lendemain. Que Flora soit à la fois hors de portée et si proche le consternait. Et Germinal ? Flora lui avait laissé une adresse, celle de l’école où il était pensionnaire. À cent lieues encore, du côté de Montmartre. Finalement, à Moscou, Flora disparue lui semblait moins lointaine que cette Flora retrouvée, dans un contexte impossible.
    Un dimanche, il aborda avec Claudine le problème de son fils. Elle répliqua aussitôt :
    — On y va. On emmène Mariette. Elle sera contente d’avoir un grand frère.
    Claudine, toujours parfaite, imperturbable.
    Ils montèrent tous les trois à Montmartre. Germinal jouait au ballon dans la cour de récréation. Seul. Tous les autres enfants avaient été récupérés par les familles en ce jour dominical. Il avait des cheveux blonds et des yeux bleus, comme sa mère, mais sa taille était en effet anormale pour son âge. Cette visite ne le surprit pas, Flora l’ayant informé du retour de Fred. Ni surpris ni enchanté. Il regardait ce couple, avec ce bébé, dans une sorte d’indifférence polie. Comme l’avait dit Flora, accoutumé à ne pas avoir de père il ne comprenait pas pourquoi il devrait maintenant s’habituer à en supporter un. La conversation entre Fred et Germinal manquait de sel. Ni l’un ni l’autre ne savaient quoi dire. Claudine, la moins malhabile, commença par rajuster le col de la veste de Germinal, s’inquiéta de l’état de ses chaussures, suggéra à Fred quelques emplettes de vêtements les plus indispensables. De son sac, elle tira une tablette de chocolat Menier qu’elle tendit au garçon, lui demandant ce qui lui ferait plaisir. Il répondit qu’il n’avait besoin de rien et surtout pas de visites, qu’il quitterait l’école à la fin de l’année, pour travailler. Et comme Fred lui demandait quel métier il choisirait, il répliqua, en regardant son père bien dans les yeux, qu’il n’avait pas l’intention de se mettre un fil à la patte et qu’il resterait toujours libre, comme un oiseau.
    Le fil à la patte… Fred retrouvait l’expression chère à Flora. En même temps, cette repartie impliquait une sorte de condamnation. Germinal, comme Flora, le rejetait. Avec plus de brutalité.
    Claudine s’interposa :
    — Mon petit, n’as-tu jamais vu d’oiseaux en cage, qui chantent comme des bienheureux ?
    — Si, répondit Germinal, mais ce sont des serins.
    Fred ressentit une bouffée d’orgueil. Son fils avait de qui tenir. Claudine, imperméable à la boutade, enchaîna maladroitement :
    — Les serins sont de bien jolis oiseaux.
     
    Quelques semaines passèrent, longues comme l’hiver. Le souvenir de Montparnasse obsédait Fred. Un dimanche, il ne résista plus. Prétextant qu’il lui fallait rencontrer Germinal seul à seul, il esquiva le traditionnel pot-au-feu des beaux-parents et, au lieu de suivre la ligne de métro en direction de Saint-Lazare, descendit à la station Vavin.
    Montparnasse dominical s’assoupissait, perdait de sa brillance et de son ambiguïté. Fred retrouva le Jockey porte close. Aux terrasses du Dôme et de la Coupole des gens ordinaires buvaient du café ou des chopes de bière. Ce Montparnasse nocturne qui avait tant troublé Fred, n’était-il qu’un rêve ? Le jour dissipait les brumes, chassait les artistes et les marlous, les excentriques et les modèles. Les petits-bourgeois récupéraient les

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