La mémoire des vaincus
son corsage et sortir un gros sein happé par la bouche gourmande de Mariette l’emplissait de joie. L’enfant s’endormait toujours trop tôt, ce qui privait Fred de jouer plus longtemps avec ses menottes, de lui frisotter les cheveux, de la chatouiller sous le menton. Il la regardait dormir dans le berceau garni de linges blancs, ne se lassait pas de la contempler. Si bien que Claudine plaisantait, disant qu’elle devenait jalouse. Plus rien ne comptait pour Fred, autre que sa vie conjugale, sinon l’attachement à son métier. La traditionnelle visite aux parents, le dimanche, constituait en quelque sorte une annexe à cette quotidienneté paisible. Bien que la répétition de ces repas de famille, la répétition des mêmes propos anodins, pesât finalement sur Fred. Il éprouvait, tous les dimanches matin, une sorte de gêne, qu’il s’expliquait mal. Le père et la mère de Claudine étaient pourtant affables. Il prenait aussi plaisir à retrouver son beau-frère qu’il n’avait pas le temps de fréquenter en semaine.
Le pot-au-feu, le même jour, même succulent, l’exaspérait. Et ces trois pièces trop bien astiquées, aux meubles encombrés de napperons, de bibelots ridicules, quelle vie étriquée, quel conformisme ! Conformisme que reflétait d’ailleurs l’orthodoxie politique du père de Claudine. Fred et Hubert subissaient son oraison. Fred feignait un accablement amusé, comme celui d’Hubert qui poussait des soupirs exagérés. Ce rappel de la vie politique, tous les dimanches, et d’une vie politique ramenée au niveau des combinaisons électorales, le déprimait. Il appréhendait ces visites familiales, y parlait de moins en moins, passant son après-midi à tenir Mariette sur ses genoux, à jouer avec elle. Si bien qu’Hubert le prit à part, une fois qu’ils s’éloignaient de Pantin.
— Toi, tu files un mauvais coton. Secoue-toi, sinon tu deviendras gâteux. Avec Claudine, tu marines dans le bonheur, on le sait, mais c’est pas une raison pour faire une gueule d’enterrement. Vous ne sortez plus. Vous devenez des ours. Finalement, un jour, vous vous ennuierez. Mais si, mais si, ne protestez pas. Moi je connais mes fables. « Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre ; l’un d’eux s’ennuyait au logis. » Et quand l’un des deux s’ennuie, c’est trop tard…
— Quel bavard !
— Un de ces soirs, je vous emmène au bal de la Coupole, à Montparnasse. Claudine, toi qui te plaisais tant à danser, ça ne te manque pas ?
— Et Mariette ?
— Vous dégoterez bien une voisine pour la garder de temps en temps. Vous n’allez quand même pas la couver jusqu’à ses fiançailles !
— Nous sommes très bien chez nous tous les trois, dit Fred. Nous n’avons pas besoin de sorties.
Ce qui n’empêche qu’une dizaine de jours plus tard, ils se retrouvaient à Montparnasse avec Hubert. Fred n’avait aucune envie de cette balade, mais Claudine se laissa vite convaincre par son frère. Dès qu’ils débouchèrent du métro, devant la gare, Claudine s’émerveilla de ce Paris nocturne des fêtards, si différent de la grisaille de Billancourt. Tout étincelait sur le boulevard Montparnasse, comme à une devanture de bijouterie. Les lumières des lampadaires, les feux des enseignes, les vitrines illuminées. Des élégantes en robe longue sortaient des taxis et des hommes, un peu trop gominés pour être honnêtes, les prenaient par la taille. Fred découvrait avec surprise un monde qu’il ignorait.
Hubert les attendait devant la Coupole. Ils descendirent tous les trois dans le dancing, recevant de plein fouet une musique de jazz tonitruante. La foule était très dense dans ce sous-sol, une foule de danseurs de toutes conditions sociales. Ouvriers et ouvrières, mais aussi bourgeois en goguette, marlous et artistes ; les marlous identifiables par leur trop grande élégance et les artistes par leur toilette exagérément négligée. Claudine s’était coiffée de son chapeau-cloche, comme beaucoup d’autres femmes. Ses yeux brillaient de plaisir. Fred était heureux de cette joie, comme de la sveltesse de sa femme qui attirait les regards. Hubert, qui changeait de cavalière à chaque nouvelle danse, les saluait avec de grands gestes lorsqu’ils virevoltaient dans les mêmes parages.
La chaleur de ce local bondé, la musique trop forte, les chopes de bière, l’atmosphère renfermée, les parfums de musc et de transpiration, tout concourait à
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