La mémoire des vaincus
une griserie et enlevait à Fred la notion du temps et du lieu. Un peu étonné, lui qui n’avait pratiqué aucun de ces divertissements avant de rencontrer Hubert, il dévisageait les couples qui tournaient, tournaient. Il en venait à penser à l’usine, à toutes ces roues qui ne cessaient, là aussi, de pivoter, à tout ce vacarme, à toute cette sueur. Dans une sorte d’éclair, il crut reconnaître, tout près de lui, une petite tête blonde, appuyée contre la poitrine de son cavalier, une toute petite femme vêtue très court, avec des bas noirs et de hauts talons. Il se rapprocha, essaya de voir ce visage. Son cœur battait très fort. Il ne savait plus très bien ce qu’il faisait. Se glissant tout près, il heurta ce couple et la petite femme détourna la tête. Ses yeux bleus le regardèrent et une impression de stupéfaction, presque d’effroi, se lut sur sa figure. Fred lâcha Claudine qui, emportée par son élan, se retint à une table pour ne pas tomber. Fred et la petite femme blonde se fixaient, incrédules. Elle aussi, détachée de son compagnon, restait les bras ballants ; figée. C’était Flora.
Immobiles, l’un devant l’autre, au milieu des couples qui continuaient à danser. Pétrifiés. Le monde tournait autour d’eux et ils oubliaient ce monde. Plus rien ne comptait. Le temps s’arrêtait. Sans doute ne demeurèrent-ils ainsi, paralysés, que quelques instants. Ces secondes leur parurent interminables. Il leur semblait que, s’ils esquissaient un geste, ils s’écrouleraient, foudroyés. Mais la foudre ne s’était-elle pas abattue sur eux, les transformant en statues de bronze ? Ils n’entendaient plus rien, ni l’orchestre ni les pas du fox-trot sur le parquet ciré. Rien. Seulement le battement de leur cœur.
Comme jadis, lorsqu’elle sauta de la charrette des poissonniers, c’est Flora qui osa rompre le charme. Elle saisit Fred par la main, l’entraîna vers le bar, très vite, en bousculant les danseurs qui protestaient en riant. La plupart la saluaient au passage avec amusement. Claudine et Hubert arrivèrent au bar presque au même moment qu’eux. Fred et Flora n’avaient pas encore prononcé un mot que Hubert demanda :
— Qu’est-ce qui vous prend ? Et d’où qu’elle sort, celle-là ?
Toujours aussi petite, menue, Flora conservait une allure juvénile. Mais sa robe, très serrée, moulait un beau corps de femme. Ses cheveux blonds, raides, étaient taillés à la garçonne, comme l’on disait depuis le succès du roman de Victor Margueritte. Elle dévisageait Hubert et Claudine avec une ironie provocante.
— On s’est connus lorsqu’on était mômes, avoua Fred. On s’est quittés quand je suis parti à la guerre. On se retrouve seulement aujourd’hui.
— Oui, on était mômes, répliqua Flora. Deux petits mômes paumés. Comme s’il n’y avait pas assez de miséreux dans le monde, on a même fait un môme ensemble, voyez-vous, messieurs-dames.
— Tu ne savais pas, Claudine, mais j’ai un fils de Flora. Tous les deux, je les ai tant cherchés. Puis, ne voulant plus penser qu’à toi, j’ai voulu tout oublier… Oui, Flora, je suis marié avec Claudine… Et Hubert, c’est son frère. Un bon copain. Et toi ?
— Moi, on ne me mettra jamais un fil à la patte. Tu te souviens quand on s’est rencontrés aux Halles, je t’ai dit : « Viens, on va faire la vie. » On s’est bien amusés, comme deux gosses qu’on était. Mais toi, tu devenais de temps en temps sérieux comme un pape et tu m’abandonnais. Quand tu t’es laissé coincer pour aller à la guerre, je t’ai dit encore : « Viens, on va faire la vie. » Tu n’as pas accepté. Tu avais peur. C’est comme ça qu’on s’est perdus.
— Germinal ?
— Il a treize ans. Il me dépasse d’une tête. Tu es grand, Fred, mais lui sera un géant.
— Alors qu’est-ce qu’on branle ? lança Hubert, un peu agacé.
— On va arroser ça, répondit Flora. Pas ici. Je connais un bon coin, à deux pas. Allez, on y va tous les quatre.
Claudine, comme d’habitude, gardait son calme. Elle observait avec étonnement cette petite Flora, si minuscule près d’elle, une puce, mais une puce quelque peu inquiétante par l’énergie qui émanait de toute sa personne.
Claudine sortit du dancing en tenant Fred par le bras et ce dernier ressentit une gêne. Sa femme n’affirmait-elle pas ainsi ses droits de propriétaire ? En réalité, elle ne lui prenait le
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