La mémoire des vaincus
rotation de sa perceuse le tira brusquement de sa rêverie. Le foret, mal affûté, provoquait des bourrelets sur le bord d’attaque du trou et des bavures à la sortie. Comment avait-il pu oublier d’affûter ce foret ! Il épia autour de lui, comme si l’on risquait de le prendre en faute. Mais personne ne le surveillait. On était trop habitué à ce que ses pièces soient parfaites. Par contre, il vit un homme malmené par un contremaître et toute une agitation parmi les ouvriers qui interpellaient de loin ce malheureux qui paraissait sourd et muet.
Son voisin d’atelier lui cria qu’il s’agissait d’un manœuvre russe qui ne comprenait pas un mot de français. Fred hésita. Le regard désespéré du manœuvre le rendit imprudent. Il se précipita, offrant au contremaître de lui être utile.
— Restez à votre place. Ne perdez pas votre temps pour cet imbécile qui n’est même pas capable de balayer des copeaux. Quelle andouille l’a embauché ? Toujours des passe-droits pour ces foutus métèques. Il n’y en a que pour eux !
L’homme, petit, malingre, avait un visage balafré de profondes cicatrices. Ses yeux ardents, rageurs, fixaient tour à tour Fred et le contremaître. Son balai jeté à terre, il se croisait les bras.
Fred lui dit en russe :
— Veux-tu que je t’aide ? Il va te foutre à la porte si tu fais la mauvaise tête. Tu ne comprends donc pas du tout le français ?
— Non. J’apprendrai. Pas eu le temps. Manger d’abord… Tu entends ça, manger… Donner à manger à ma femme et à ma fille… Je suis ici pour ça. J’accepte tout. Sauf les coups. Ce Tartare m’a frappé.
— Tu es réfugié politique ?
— J’ai été vaincu, mais je retournerai me battre.
— Comment t’appelles-tu ?
— Nestor… Nestor Makhno.
Trotski serait au même moment tombé entre les machines-outils dans son uniforme blanc de feld-maréchal que Fred n’eût pas été plus stupéfait. Makhno ? Non, impossible ! Sans doute un homonyme. Makhno, le tout-puissant Makhno, le vainqueur de Denikine et de Wrangel, ne pouvait être ce malheureux manœuvre rabougri.
— Que dit-il ? demanda le contremaître.
— Il s’excuse. Il est malade. Mais il travaillera. Laissez-lui le temps d’apprendre un peu le français.
— Allez, bourrique, balaye !
— Reprends le balai, va, je t’aiderai, insista Fred. Quand tu ne comprends pas, appelle-moi.
Retournant à son établi, Fred fut entouré par ses collègues.
— Tu parles russe ? pourquoi ?
Fred renouvela son vieux mensonge :
— Ma mère était russe. Elle m’a appris, enfant.
— Alors tu nous donneras des nouvelles de la patrie des travailleurs ?
— Si je baragouinais le russe, enchaîna un autre, il y a longtemps que je serais parti là-bas.
— Moi je ne fais pas de politique, dit Fred. Seulement, quand je vois un pauvre type dans la merde, je lui tends la main.
Quelques jours plus tard, comme le manœuvre russe passait à proximité, Fred l’appela pour qu’il nettoie les poudres d’abrasifs et les copeaux d’acier autour de ses machines.
— D’où viens-tu ?
— D’Ukraine.
— Tu as entendu parler du batko ?
— Le batko, c’est moi.
— Comment toi ? Le batko était un bogatyr.
Au temps de la makhnovitchina, on considérait en effet Makhno comme un bogatyr, un de ces héros épiques russes qui resurgissent de temps à autre, un nouveau Pougatchev, ce tsar des moujiks et des cosaques qui faillit de peu renverser Catherine II.
— Il n’y a plus de bogatyr, répondit le manœuvre-balai. Je te dis, le batko c’est moi. Je me vante. Nestor Makhno n’est plus rien sans son cheval, sans son Ukraine. Plus rien. Un chien insulté par les tchékistes de cette usine maudite.
— Comment as-tu quitté l’Ukraine ?
— Sur mon cheval, tiens, quelle question ! Avec soixante-dix-sept cavaliers. Tout ce qui me restait de mon armée qui compta jusqu’à cinquante mille hommes. Nous avons traversé à gué le Dniestr et trouvé refuge en Bessarabie.
Les mots mêmes de ce mémoire que Fred conservait précieusement dans sa tête et qui, à Paris, n’avait intéressé personne. Aussi invraisemblable que cela puisse être, il s’agissait bien du légendaire Makhno. Doutant encore, il insista :
— Voline ! Tu te souviens de Voline ?
— Qui es-tu donc, toi aussi, qui connais mon nom et celui de Voline ?
L’homme se redressa. Dans ses yeux qui brillaient tout
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