La mémoire des vaincus
coups de masse, des grincements de meules, des claquements de courroies. Des ponts roulants, des tuyaux, des sangles, des presses découpant les capots, occupaient tout l’espace, du sol au toit. En bord de Seine, après les gazomètres, venaient les fonderies, les forges, la centrale de la vapeur. Près de la nationale 10, de l’autre côté du pont de Sèvres, l’atelier des boîtes de vitesses semblait moins bruyant. Il est vrai que, non loin, se tenait la tôlerie, avec plus de mille ouvriers, et que le tapage y prenait des proportions démentielles.
Le travail d’ajusteur demande de la réflexion. Une fois entré chez Renault, le boucan ne vous quittait plus. Devant son établi, Fred essayait de se concentrer. Il regardait avec une certaine incrédulité les traceurs qui maniaient le trusquin comme si de rien n’était, lisant tranquillement sur les grandes feuilles bleues les cotes du dessin qui leur servait de modèle. Puisqu’ils y arrivaient, il se plierait lui aussi à cette ambiance infernale ; il l’oublierait. Les chariots électriques qui se frayaient un passage, en klaxonnant dans les étroites travées, achevaient de créer un climat survolté.
La première réaction de Fred fut évidemment de regretter l’atelier tranquille où il vécut de si bons moments avec son beau-frère. Il ne l’avait pas abandonné inconsidérément puisque Claudine, se consacrant à élever Mariette, ne travaillait plus et qu’il devait suppléer au manque à gagner par un meilleur poste. Alexandra Kollontaï, préconisant la multiplication des crèches, résolvait le problème. Mais enlever les enfants aux mères pour les confier à l’État, non, là c’était trop. Fred préférait se casser les oreilles chez Renault et retrouver le soir Claudine reposée et Mariette babillante.
Le bruit, finalement, il s’y habitua. Lui parut plus pénible l’isolement des ouvriers qui ne se parlaient pas, qui s’observaient même avec hostilité. Il n’en comprenait pas la raison. S’il était interdit de causer à l’outillage et de se déplacer, des contacts pouvaient s’opérer dans les vestiaires et aux changements d’équipe. Or, le travail achevé, chacun lâchait son job, comme s’il fuyait. On ne quittait sa place qu’au signal de la fin des huit heures, mais on la quittait en courant. En réalité, Fred remarqua que certains ouvriers communiquaient entre eux mais, aux regards qu’ils lui jetaient, ils se méfiaient des nouveaux. Une peur latente planait. Peur des agents de maîtrise qui circulaient entre les établis, proférant sans cesse des reproches ou des menaces. Peur d’être mis à pied. Peur d’être surpris à fumer une cigarette dans la paume de sa main. Peur d’arriver deux minutes en retard, ce qui obligeait à retourner au bureau d’embauche. Peur des machines trop vieilles et dangereuses, qu’il fallait utiliser jusqu’à leur extrême usure. Dès la première semaine de Fred, chez Renault, un volant projeté d’une grande presse tua un ouvrier. Une vis brisée au moment de l’estampage, et le volant, qui tournait à six cents tours-minute, chut de ses trois mètres de hauteur, fauchant l’homme qui se tenait à proximité. Il s’ensuivit un mouvement de protestation, d’atelier en atelier, et Fred devina que la C.G.T.U. coordonnait le mouvement de révolte, vite réprimé par les contremaîtres. Un soir, il s’aperçut que ses vêtements, laissés au vestiaire, avaient été fouillés. Il ne put s’empêcher d’exprimer à haute voix sa colère. Les ouvriers, qui se rhabillaient en même temps que lui, dirent que tout le monde passait par là, que les chefs suspectaient tous les travailleurs et que, eux-mêmes, devaient placer en quarantaine les nouveaux pour les éprouver. Puisque Fred avait été contrôlé, ils s’apercevaient bien qu’il n’était pas un mouchard. Pour la première fois, ils poursuivirent leur conversation à la sortie, lui demandant d’où il venait. L’un d’eux lui dit :
— Tu fais du beau boulot. Je t’ai observé. T’as un bon tour de main.
Ce compliment lui réchauffa le cœur. L’usine, maintenant, l’acceptait.
La frustration d’Alexis, le regret de la presque indifférence portée à Germinal, contribuaient à ce que Mariette reçoive à foison tout cet amour paternel que Fred n’avait pas su, jusque-là, exprimer. Il se précipitait, en quittant l’atelier, pour arriver au moment de la tétée. Voir Claudine dégrafer
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