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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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lieux.
    Fred regardait, espérant que Flora apparaîtrait. Il regardait tout l’environnement de ce quartier étrange, les vitrines des magasins, les guéridons des bistrots, les tables des restaurants, avec une telle acuité que soudain il la vit. Oui, il vit Flora. Flora nue, impudique, multipliée par dix, derrière les vitres d’une galerie de peinture. Le corps de Flora, ainsi exposé à la concupiscence de tous. Ce petit corps charnu, plus charnu que celui dont il avait emporté le souvenir ; plus rond, plus fessu, plus tétonneux. Il avait quitté une adolescente un peu maigrichonne et il contemplait là une femme épanouie, aux formes galbées. Mais aucun doute, c’était elle. Le peintre exagérait peut-être ses rondeurs, mais Fred reconnaissait le regard de Flora, vingt yeux bleus de Flora qui le narguaient. Lorsque Flora boudait, ses yeux prenaient la teinte de l’eau de cette mer du Nord qu’elle détestait. Le peintre rendait parfaitement cette couleur dans certains des portraits où, en effet, il accentuait la moue des lèvres. Il n’y avait pas que des nus. Flora apparaissait aussi en chemise très courte, d’une manière plus équivoque. Ah ! ces jambes blanches, dodues, qui ressemblaient tant à celles de la fillette, assise sur le tablier de la charrette aux poissons. Fred avança la main vers le bec-de-cane de la porte, mais la galerie était fermée. Il essayait de distinguer les autres peintures, à l’intérieur du magasin. Dans la pénombre, d’autres Flora se détachaient. Flora les bras levés au-dessus de la tête. Flora allongée, les jambes pendantes au bord du lit. Flora couchée sur le ventre, le fessier rebondi, qui regardait en biais, d’un œil coquin. Toutes ces poses étaient sensuelles, lascives. Dans les attitudes de Flora, une sorte de candide impudeur étonnait Fred. Aucun doute, Flora avait posé pour cet artiste, mais la Flora des tableaux n’était pas la même que l’inoubliable compagne des Halles et de Belleville. Le petit animal sauvage sophistiqué, l’amoureuse instinctive pervertie, quelle métamorphose diabolique ! Fred s’exaltait à la vue de ce corps de Flora reflété dans vingt miroirs et, en même temps, s’attristait. Les couleurs utilisées étaient d’ailleurs maussades. Pâles, diluées, comme des aquarelles. Les roses éteints et les bleus cendrés dominaient. Il en résultait une sorte d’atmosphère nocturne, comme celle du sous-sol de la Coupole, dans laquelle Flora lui était revenue.
    Au moment de partir, de s’arracher à cette fascination du corps de Flora multiplié, il eut la curiosité de lire la signature du peintre. Baskine… Baskine ? Oui, il se souvenait de ce nom slave, prononcé par Flora au Jockey en lui désignant cet homme en noir, affalé devant son verre de gnôle, un chapeau melon rabattu sur les yeux. Baskine s’interposa cruellement entre lui et Flora. Il revoyait son regard louche, ce regard vicieux d’homme à femmes, de bringueur. C’étaient ces yeux-là qui déshabillaient Flora !
    Fred reprit le chemin de Billancourt, le dos voûté, accablé par toutes ces défaites qui s’accumulaient depuis son départ de Russie. Billancourt où il retrouvait la paix de Claudine et les rires de Mariette. Mariette qui, elle, était une victoire.
     
    Fred s’efforça de ne plus penser à Montparnasse, de moins penser à Flora, d’oublier Germinal. Mais Montparnasse, le Montparnasse nocturne, gardait l’attrait des rues en pente. Il les avait tant déboulées avec Flora, ces rues de la nonchalance et du laisser-aller ; ces rues dans lesquelles les autos de la bande à Bonnot fuyaient la société rentière, semant la terreur avec leurs petits brownings. Pourquoi se remémorer tout à coup Bonnot et Raymond-la-Science ? Bien sûr, à cause du chapeau melon de Baskine. Un peu anachronique en 1926, mais qui couvrait toutes les têtes des bourgeois en 1912. Des bourgeois et des voyous. Baskine avait une tête de voyou, comme Bonnot. Fred échappé aux voyous, Flora retombait entre leurs mains. Échappé aux voyous, vite dit. À Vincennes avec Hubert, à Billancourt avec Claudine et Mariette, à Pantin chez les beaux-parents, là, c’est vrai, il échappait complètement aux voyous. Mais à Moscou, n’avait-il pas basculé dans une sorte de gredinerie ? Une gredinerie hypocrite, qui le berna pendant tant d’années, comme elle continuait à berner sans doute Victor Serge.
    Un échauffement anormal dans la

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