La mémoire des vaincus
à coup d’une lueur d’orgueil et d’espoir, Fred comprit que Nestor Makhno était bien devant lui.
Fred avait fui la Russie et la Russie le rattrapait. D’autres débris dérivaient de la révolution trahie. D’autres épaves. Toutes ses résolutions de vivre désormais une vie familiale tranquille s’évanouissaient. Flora, Germinal, Makhno et Voline, le passé remontait soudain comme ces eaux de l’inondation de Paris, en 1910, qui l’avait tant frappé. Le passé, son passé, remontait comme une crue, débordait. Il se sentait emporté, bousculé, happé. Il prononça malgré lui :
— Où pourrais-je revoir Voline ?
— Chez moi, tous les soirs.
— Où habites-tu ?
— À Vincennes, rue Diderot. Un grand immeuble de brique rouge. Au quatrième étage.
Pour aller à Vincennes, de Billancourt, il faut traverser tout Paris d’ouest en est. Impossible de s’y rendre un soir. Fred attendit une semaine, deux, repoussant cette tentation de revoir Voline. L’irruption de Makhno était si invraisemblable que Fred s’obstinait à se jouer la comédie de la méprise. D’ailleurs, le manœuvre-balai n’apparaissait plus dans l’atelier. Avait-il été déplacé ? Fred avait-il été le jouet d’une hallucination ? Il interrogea le contremaître qui lui répondit que si l’on devait se tracasser pour tous les tâcherons qui s’usaient plus vite que les serpillières, on n’en finirait pas, que le Russe en question s’était éclipsé, comme tant d’autres. Bon débarras.
Le dimanche suivant, Fred prétexta de nouveau une visite à Germinal, convainquit Claudine de ne pas l’accompagner (ses parents et son frère seraient trop déçus de son absence à la fête dominicale) et prit le métro pour Vincennes. L’immeuble se trouvait dans une rue grise, sinistre, bordée de pavillons renfermés derrière leurs grilles et d’ateliers d’artisans en piteux état. Tout près de l’immeuble de brique, insolite dans le décor banlieusard, s’étalait un terrain vague où des enfants couraient derrière des cerceaux. Fred monta au quatrième étage, frappa au hasard à l’une des portes. Une jeune et jolie femme ouvrit. Fred demanda Makhno. Elle ne broncha pas. Fred identifiait une Slave, à cause de ses hautes pommettes et à ses yeux vifs et enjoués. Il s’enquit de Makhno, cette fois-ci en russe. La jeune femme demeura toujours aussi indécise. Une voix rauque se fit entendre à l’intérieur du logement. Une voix rauque à l’accent ukrainien.
— Qu’il entre ! S’ils doivent me tuer, le plus tôt sera le mieux.
Makhno, dans un vieux complet rapiécé, chaussé de pantoufles, s’avança vers lui en boitant.
— Toi, je t’ai vu. Où ? Dis-moi. C’est la Tchéka qui t’envoie ou les nervis de Wrangel ?
— Tu m’as rencontré chez Renault.
Makhno l’observa, tourna autour de lui, le toucha du bout des doigts.
— C’est vrai. C’est toi, l’ouvrier qui m’a parlé. Comment connais-tu ma langue ? Tu es bien le seul humain. Tous les autres des brutes, de la graine de bolcheviks. Figure-toi que j’ai reconnu un ancien colonel de Wrangel dans un des gardiens-chefs. Oui. J’en suis sûr. Je n’ai plus remis les pieds dans ton usine. Qu’il me repère et j’étais cuit. Ils ont déjà cherché plusieurs fois à m’assassiner. Aussi bien les blancs que les rouges. Depuis que j’ai franchi le Dniestr, ils me pourchassent. Je suis une bête aux abois.
— Tu t’es blessé au pied ?
— Ils m’ont blessé au pied. Une balle dum-dum a cassé les os. La plaie ne se referme pas.
Sur son visage marqué de trous de variole, une énorme cicatrice à la joue droite traçait un sillon de la bouche à l’oreille. Fred demanda s’il s’agissait du souvenir d’un coup de sabre.
Makhno se mit à rire, un rire convulsif.
— Bast ! Ça c’est Galina.
Galina ? Quel réveil encore dans la mémoire apaisée de Fred. Mais il s’agissait de la compagne de Makhno qui, elle aussi, se prénommait Galina. Cette nouvelle Galina s’esclaffait joyeusement :
— Oui, oui, c’est moi, dit-elle. En Pologne. Avec un rasoir. J’étais jalouse. Et puis, si tu savais comme il m’embête, parfois, ce moujik.
Interloqué, et de plus en plus mal à l’aise, Fred s’inquiéta de Voline. Viendrait-il ce dimanche ?
— Voline, répliqua Makhno, agacé, pourquoi veux-tu rencontrer Voline ? La makhnovitchina, ce n’est pas Voline, c’est moi.
— Voline est un
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