Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
Vom Netzwerk:
Montparnasse, qui s’était ouvert les veines en écrivant vingt fois sur les murs de son atelier le même prénom : Flora… Flora… La mort de Baskine, le suicide de Baskine… Et Flora étalée sur ce journal… Fred n’hésita pas. Sans réfléchir au risque d’une telle démarche, il prit le métro pour Montparnasse, rôda autour de la Coupole et du Dôme. Il entendit que l’on parlait de Baskine, se mêla à un groupe de gens très excités, demanda s’ils connaissaient Flora. On lui déclara que Flora demeurait à Montmartre, avec un autre artiste dont il n’arriva pas à comprendre le nom, que Baskine s’était tué parce qu’il ne pouvait pas survivre à cette séparation.
    Moi non plus, se dit Fred, je ne pourrai pas survivre à ma séparation d’avec Flora. En réalité, depuis plus de dix ans, il ne survivait pas si mal. Galina, Claudine, Mariette qui le bouleversait toujours autant, Louis… Flora n’avait jamais cessé d’être présente, mais elle se plaçait au-dessus, au-delà, dans une sorte de firmament trouble. Tous les deux suivaient des voies différentes, presque antagonistes. La curieuse expression désinvolte de Flora : « On va faire la vie », lui revenait souvent à l’esprit. Et il pensait que l’un et l’autre ne faisaient pas la vie qu’ils auraient dû vivre.
    Ce mélodrame occupa peu la presse. Baskine était célèbre, de Montparnasse à Montmartre, de Berlin à New York, mais inconnu à Billancourt et à Pantin. Fred évita d’informer Claudine de la fin horrible de Baskine. Cette agonie du peintre, seul dans son atelier, parmi toutes ces images de Flora qui décoraient ses murs, prenait dans son imagination une place énorme. Il essayait de chasser ce cauchemar qui l’obsédait sans cesse, à l’usine, dans son petit logement, dans la rue, partout. Il n’avait jamais visité d’atelier d’artiste, qu’il se représentait comme un atelier d’artisan, avec une quantité de pots de couleur, des pinceaux multiples ; une grande verrière dans laquelle se tenait Baskine, seul, comme prisonnier dans une cage. Il le voyait en bras de chemise, un peu bedonnant, regardant de ses yeux globuleux les portraits de Flora, Flora épinglée sur ses murs comme autant de papillons et qui, malgré tout, s’était envolée. Il le voyait s’ouvrir les veines avec un rasoir et, trempant ses doigts dans le sang, se traîner jusqu’au mur nu, le seul mur nu, pour écrire, pour crier : « Flora… Flora… » Il le voyait s’écrouler, devenir rouge, rouge des pieds à la tête, de tout son sang perdu, comme cette robe rouge dont il avait vêtu un jour Flora pour un tableau sinistre, sinistrement beau, beau comme un incendie. Il jalousait Baskine, puisque Baskine avait aimé tellement Flora qu’il en était mort.
     
    Travailler huit heures par jour avec des gens qui vous font la gueule manque d’agrément. Surtout si, par-dessus le marché, des objets suspendus risquent à tout moment de vous tomber sur la tête. En conséquence, Fred demanda de changer de secteur.
    Une fois de plus, il se félicitait d’avoir écouté le conseil de Paul Delesalle : un militant révolutionnaire doit d’abord être un ouvrier exemplaire. La qualité de son travail le protégeait. L’atelier de mécanique de précision, où on le muta, exigeait une exécution irréprochable dans la pratique aussi bien de l’ajustage que du tournage et du finissage (aux meules abrasives) des instruments de mesure, d’étude, de contrôle. Il aimait que repartent de son établi de beaux objets brillants, nets, coulant dans la main comme des briquets. Les équipes faisaient les trois-huit. Lorsque Fred commençait sa journée à l’aube, dès six heures, tout allait bien. À midi, il mangeait rapidement son casse-croûte en prenant l’air de la rue, puis recommençait à travailler jusqu’à quatorze heures trente. Au son des sirènes, toute l’équipe du matin filait aux vestiaires, se décrassait au savon noir mêlé de sciure, pendait ses bleus dans les placards et réenfilait ses vêtements de ville. On se parlait peu, chacun se hâtant de fuir le fracas des meules, des perceuses, des marteaux de la chaudronnerie. Les huit heures se passant debout, courbés sur les pièces à ajuster, on se bousculait pour courir vers le métro et y disposer, en arrivant les premiers, d’une place assise. Ses nouveaux compagnons de travail ne lui semblaient pas, à priori, hostiles. Savaient-ils qui il

Weitere Kostenlose Bücher